Je referme tout juste la dernière page de "
La Zone du dehors", je suis secouée, ébranlée et en même temps je me sens vibrer, vivre, virevolter. Ce livre, c'est le livre que j'aurais rêvé d'écrire, c'est la version aboutie de l'embryon qui végète dans ma tête depuis des années. Il réunit tous les ingrédients d'un grand roman, c'est à dire : des personnages complexes, bruts, purs… humains, quoi. Une intrigue chevelue, voire ébouriffante alternant dialogues, ruminations intérieures et phases d'action avec, cerise sur le gâteau, une vraie polyphonie. de l'anticipation qui vise juste, qui tape en plein dans le mille en prévoyant avec lucidité les avancées technologiques de demain (voir d'aujourd'hui puisque plusieurs des prévisions annoncées en 1999 ce sont avérées exactes). le tout cuisiné avec brio pour un bouquin à la fois consistant intellectuellement et savoureux stylistiquement.
Alain Damasio, équilibriste littéraire, oscille avec souplesse entre poésie et philosophie, utopie et lucidité politique. "
La Zone du Dehors" c'est une dystopie qui flirte avec le genre de l'utopie réussissant à réconcilier ces deux parents que je pensais irrémédiablement brouillés. L'auteur allie critique acerbe de notre société et de son capitalisme aliénant, tout en construisant de nouveaux possibles. Il met en avant les dysfonctionnements de notre monde dans une projection imaginaire futuriste oppressante (Dystopie) sans oublier de rêver, de bâtir des alternatives, de nous inviter à inventer, à imaginer d'autres modèles, à prendre des risques (Utopie).
Au niveau de la critique, il dévoile le fonctionnement d'une subtile tyrannie, subie passivement au quotidien, provenant d'une multitude de sources et exercée sur nos corps, sur nos esprits et sur notre vitalité. Il a su mettre les mots pour expliquer d'où provient le sentiment permanent de malaise qui pulse en moi alors que je me laisse doucement emporter par la léthargie de la berceuse télé, que je me connecte avec mon compte google à tout et n'importe quoi, par facilité, ouvrant les portes de mon intimité aux revendeurs de données, que j'accepte des cookies pillant ce qui fait de moi, moi.
La Zone du Dehors nous rappelle pourquoi ce n'est pas normal d'être suivi par des messages publicitaires ajustés à notre personnalité, pourquoi il n'est pas sain d'être disséqué par des algorithmes qui nous cartographient, faisant de nous des terres explorées, sans surprise, nous volant nos coins d'obscurité, de mystère, notre capacité à nous réinventer, tout notre sel, nous divisant en parcelles "exploitables" et en désirs "monétisables". Cette lecture nous rappelle qu'être en vie ça doit faire mal, piquer, tirer, suer, saigner, que la liberté ça se pousse à la force de sa volonté, de ses muscles, ça veut dire se mettre en danger, sentir la résistance, la tension, abandonner son confort, lutter contre sa raison.
Pour autant, le livre ne dresse pas une frontière infranchissable entre les soumis et les insoumis, entre les bons révoltés et les méchants moutons, il peint une représentation complexe de tous les rouages qui articulent la machine broyant notre vitalité. Notre douce prison est bâtie collectivement, elle est le produit de tout le monde et de personne à la fois, elle est en nous, elle nous englobe et nous dépasse. Il y a bien des mains qui posent les briques mais elles ne sont pas libres de leurs mouvements, elles sont poussées par toute une myriade de forces convergentes et sont limitées par leurs propres contraintes physiques, sans parler des matériaux imposées, utilitaires, solides, sans fantaisie tout en nuances de gris, à l'image des cubes d'aluminiums proliférants dans les zones commerciales, les couleurs sont proscrites, car trop vives, elles pourraient heurter nos rétines ensommeillées.
Il n'y a pas dans cet ouvrage de définition monolithique, immuable, tout est en mouvement, fluide. Nous sommes jetés dans une discussion perpétuelle entre des personnages constamment en réflexion, aux visions, sinon antagonistes, au moins situées à distance que ce soit de par leurs différences d'appartenances sociales, de contextes familiaux, de buts et d'aspirations. Il y a de l'empathie et de l'humanité à tous les niveaux : on comprend pourquoi tout le monde ne veut pas devenir un (ré)volté, pourquoi la sécurité et le confort sont séduisants, pourquoi l'ordre et la surveillance répondent à une certaine "nécessité", à la volonté d'une grande partie du peuple. Les problèmes sont donc toujours explorés en profondeur et sous tous les angles, nous offrant une multitude de points de vue, évitant l'écueil du pamphlet politique partisan et hyperpolarisé. On peut tout de même regretter une tendance à trop ressasser la thèse exposant les aspects liberticides de la démocratie ; même si c'est toujours fait avec élégance, on se lasse un peu des répétitions et de l'aspect très didactique des longs exposés de CAPTP, le personnage principal du roman.
Pour finir, un petit extrait du livre : CAPTP, professeur d'université antisystème, a l'occasion (dans des circonstances que je tairais pour éviter de gâcher l'intrigue) de débattre de ses idées avec le président qui lui donne sa définition du pouvoir, adversaire devenu insaisissable et contre lequel il est si dur de lutter :
"Le pouvoir n'est pas une substance ou un fluide magique que le Président, qu'une classe ou un appareil d'Etat posséderait en propre, comme une chose. Personne ne peut vraiment dire ce que c'est le pouvoir en démocratie car le pouvoir est essentiellement... multiple... diffus, il s'exerce avant de se posséder... Mais il ne s'exerce que dans des rapports complexes et entrelacés, au sein d'un écheveau de lignes qui se coupent ou se nouent étroitement : médias, religions, multiplanétaires... syndicats, groupes de pression...peuple...président même... Si vous cherchez LE Pouvoir, vous ne le trouverez jamais, parce qu'il est partout."