Je regarde le paysage défiler derrière les vitres de l’autobus qui nous ramène à Guillaumes. La morne plaine du Var avec le fleuve qui s’étale majestueusement, grosses pierres affleurant, les gorges de Daluis, les vergers, les petits villages qui se succèdent… Il pleut, même les éléments semblent s’être ligués contre moi.
Mais je ne vois rien, je suis plongée dans de sombres pensées. Réponds machinalement à ma mère. Je ne prête aucune attention aux bruits des passagers dans l’autobus : conversations, rires. Mon enveloppe charnelle est bien là, mais pas moi, je suis à mille lieux. La honte me submerge : comme j’aimerais disparaître dans l’eau boueuse du fleuve. Une légère nausée a pris possession de mon corps depuis quelques jours. Je n’ose mettre un nom sur mon état. Pourtant, au fond de moi je sais, je sais qu’à partir de maintenant plus rien ne sera comme avant.
Avant, c’était il y a à peine quelques jours, quelques petites semaines… Mais quelle idiote de n’avoir pas écouté les conseils avisés prodigués par ma mère ! J’ai honte, je sais bien que tout le monde va me mépriser au village : je sais comment les bonnes âmes parlent des filles dans mon état. Une traînée, une fille facile, quand ce ne sera pas une putain ! Mes parents vont être déshonorés. Comme j’aimerais mourir, disparaitre de la surface de la terre. Ah ! Si je pouvais revenir en arrière en sachant ce que je sais…
Il se tourne vers la forme allongée à côté de lui. La faible lueur des réverbères qui passe aux travers des fenêtres, lui permet de voir des cheveux blonds répandus sur l’oreiller. Le drap souligne les courbes d’un corps nu. Un léger ronflement parvient à ses oreilles. C’est Sonia, Sonia qu’il a suivie jusque dans son lit. Sonia, Nathalie ou une autre, quelle importance ! Compagnes de beuverie. Rituel identique plusieurs soirs par semaine. Se bourrer la gueule jusqu’à point d’heure. Suivre l’heureuse élue jusque chez elle ou bien la ramener dans le petit studio qui lui sert de garçonnière. S’envoyer en l’air plus ou moins bien. Plutôt moins que plus d’ailleurs ! Penser à leurs ébats le dégoute : son gros corps mou, flasque, transpirant collé à celui de sa partenaire. Il peut dire merci à l’alcool et aux ravages qu’il fait tant à son physique, qu’à son cerveau ! L’impuissance est la contrepartie à l’oubli dans lequel il le plonge. Mais le plus dur à encaisser pour lui est le sourire gêné de sa compagne du moment. Un reste de fierté sans doute… Son haussement d’épaule, ses paroles lui assurant que ce n’est pas grave, que cela peut arriver à tout le monde !
Je me gare devant l’immeuble avec appréhension. Je ne suis plus la même qu’à mon retour de vacances. La petite allée que je traverse pour rejoindre la porte d’entrée me semble menaçante. J’imagine qu’un tueur m’y attend caché derrière un arbre prêt à bondir à mon passage. En ce début d’après-midi, tout est calme, personne dans la petite ruelle tranquille. Je me dépêche d’introduire la clef dans la serrure. Du moins, j’essaie : ma main est prise d’un tremblement et la clef tombe à mes pieds. Au même instant, un bruit derrière moi me fait sursauter. Ça y est c’est la fin ! La terreur me serre la poitrine comme un étau. Je me retourne d’un bond, en poussant un cri, le cœur battant la chamade.
Raté, encore une fois raté ! Décidemment, cette peste ne doit pas mourir. Elle a beaucoup trop de chance. Il y a toujours quelqu’un pour la sauver.
Pourtant ce matin le hasard avait bien fait les choses. La voir marcher dans la rue lui avait donné l’envie de la suivre. Les passants étaient nombreux, pressés. L’idée de la pousser lui était venue tout de suite. Quel bonheur cela aurait été de pouvoir se débarrasser d’elle ! De voir son corps écrasé ! Une en moins, plus que la mère à éliminer.
Mais une occasion va bien se représenter. La patience est une de ses plus grandes vertus !