C'est le mois de janvier, les nuages glissent tout effilochés. Le soleil se faufile entre les interstices et ceux qui passent dessous sont touchés par sa sollicitude.
Il existe des livres qui font ressentir un amour plus intense que celui qu'on a connu, un courage plus grand que celui dont on a fait preuve.
Les livres m'ont servi à connaître le monde, la diversité des personnes, qui sont rares dans le coin. Compacts contre la paroi au nord, ils gardent la maison au chaud.
Je fais prendre l'air aussi à mes bouquins, je les offre en lecture, je fais office de bibliothèque municipale qui n'existe pas.
Je dis qu'un livre sert de porte-bonheur, de compagnon de voyage, d'ange gardien.
Deux femmes que j'ai accompagnées de l'autre côté de la frontière ont offert de me payer avec leur corps. J'ai accepté, en disant que j'encaisserais leur dette après la traversée. Elles ont vu que je rendais ensuite l'argent et qu'il n'y avait pas de dette. Elles avaient bien assez payé pour arriver jusque là.
Je commence à comprendre. D’abord avec la chair de poule à cause du froid, ensuite avec les écailles : le crucifix ne doit pas être admiré de loin, il faut le toucher. Il s’agit d’une œuvre qui se révèle seulement sous la caresse.
Il arrive que les simulations dépassent l’original. Charlie Chaplin a participé au concours des imitateurs de Charlot et il est arrivé troisième.
Si mon frère jumeau était encore vivant, il m’approuverait. Il avait six ans quand il fut effacé par la vague de crue du torrent au printemps. Il pêchait la truite sur une langue de terre au milieu du courant. Du village, nous avons entendu le bruit de tempête produit par la vague de crue quand elle fauche les arbres et les pierres de rives, ravageant tout. Nous avons trouvé une de ses chaussures des kilomètres en aval.
Il y a plus de cinquante ans : sa pensée me tient compagnie. Il était courageux sans ostentation, il grimpait aux arbres, il plongeait dans l’eau glacée. Encore maintenant, je le considère comme mon frère aîné. Je pense à lui dans mes décisions, je l’interroge. Il a droit au dernier mot. Je ne suis pas sûr de reconnaître ce mot, il me suffit de penser que c’est le sien.
Il était gaucher, moi non. En mémoire de lui, j’ai voulu apprendre à me servir aussi de ma main gauche. Sur mon cahier, j’écris une page avec la mienne et une autre avec la sienne. A table, je change les couverts de place. Ainsi nos mains restent jumelles.
J’ai appris chez vous à n’être personne. Je garde les yeux baissés et ainsi je disparais, je les lève et j’apparais à nouveau. Je me tais et je suis accepté, je parle pour demander un renseignement et je suis repoussé. Vous préférez personne. C’est bon, disons que nous n’existons pas les uns pour les autres. Toi non, tu t’assieds, tu parles, tu poses des questions. Tu es quelqu’un et tu me fais aussi devenir quelqu’un.