Orphelin, le jeune garçon a eu cette chance incroyable de croiser la route de Don Gaetano. Concierge de l'immeuble, il s'est très vite pris d'affection pour cet enfant des rues. Il lui raconte les années passées en Argentine, la ville de Naples sous les bombardements, la vie de ce Juif qu'il avait caché, les pensées qu'il sait lire dans la tête des gens. Ils vivront ainsi tous les deux, entre deux parties de scopa, les services qu'ils se rendent mutuellement, les parties de foot organisées dans les ruelles, les livres que Don Raimondo lui prête gracieusement et qu'il s'empresse d'aller feuilleter dans sa cachette, la veuve de l'immeuble qui lui vante ses charmes et l'initie au doux plaisir de l'amour et la superbe jeune fille du balcon qu'il n'ose approcher...
Une ode à la ville de Naples, un roman initiatique, un voyage au goût doux-amer, une aquarelle délicate... Ce livre est tout à la fois. Erri de Luca sait mieux que personne raconter les histoires les plus simples qui deviennent presque un enchantement sous sa plume. Il choisit les mots avec délicatesse, joue avec, les fait danser sur un rythme de tarentelle ou les fait s'entrechoquer. A la fois nostalgique, poétique, humain et touchant, ce roman singulier fleure bon la sfogliatella ou l'orzata...
Le jour avant le bonheur... Et si c'était hier ?
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La scopa est un terrible jeu de cartes napolitain.
Don Gaetano y est imbattable. Don Gaetano, c'est le concierge de l'immeuble où vit un jeune garçon sans nom, sans parents, sans amis: le narrateur de l'histoire.
Don Gaetano est un orphelin, lui aussi. Alors à cet enfant renfermé qui n'aime que le ballon, les livres et les yeux tristes de la petite fille recluse au troisième étage, il apprend la ville, Naples , la belle, la pouilleuse, la rebelle - et avec elle, la vie.
Il lui apprend la guerre que l'enfant trop jeune n'a pas connue vraiment, le soulèvement du peuple, l'arrivée des Américains, une fête qui très vite tourne mal. Il lui apprend la solidarité avec un juif lettré caché dans le labyrinthe des grottes sous la ville.
Il lui apprend l'amour avec les veuves italiennes si graves dans les rues sous leurs habits de deuil, et si chaudes une fois la porte refermée. Il lui apprend à savourer le jour d'avant le bonheur, quand une promesse d'enfance devient réalité. Il lui apprend enfin à affronter les jours d'après le bonheur, et à se servir d'un couteau.
Une seule fois, le couteau.
Mais quand il lui a tout appris, que le jeune garçon , enfin, le bat deux fois à la scopa, l'initiation est finie, et l'élève, devenu maître, part sur le dos de la mer, vers la lointaine Argentine. La terre de fuite des Napolitains pauvres que la loi tente de rattraper. Comme d'autres , autrefois.
Qui gagne, perd. "t"aggia 'mpara' e t'aggia perdere". Je dois t'apprendre et te perdre, dit le sage Don Gaetano...
La scopa est un jeu napolitain. Un jeu de cartes où tricher est impossible. Où celui qui gagne perd aussi , beaucoup.
J'ai retrouvé le charme solaire et poétique des récits de De Lucca.
Cette façon rien qu'à lui de mêler l'essentiel et l'accessoire: le tragique des existences humbles et leur reflet mythique chez les Anciens, la misère des loges et des galetas- et le luxe baroque et insolent du soleil sur les fenêtres , sur le tuf, sur la bouche béante du Vésuve.
Le comique impayable des mots, tel ce Napolitain incapable de comprendre l'italien et qui l'écorche pour notre plus grand plaisir- mais qu'on n'aille surtout pas rire devant lui, il nous en coûterait cher!- et l'art consommé de la formule, du "concetto" brillant, du raccourci poétique, fulgurant ...
Et c'est là justement que pour la première fois depuis que je lis Erri de Lucca, j'ai senti quelques réserves..
Trop poli, trop parfait, trop bien serti, trop étincelant, ce bijou du langage...Trop travaillé. Au point de forcer le trait, de frôler la citation pour pages roses...
C'est ce qui m'a retenue de donner cinq étoiles.
C'est ce qui, à mes yeux, canalise l' émotion, toute bridée par l' admiration,
Comme on trouve magnifique une broderie tout en se disant que le foulard, sans rien, aurait eu plus de naturel, plus de légèreté, plus de flou...
Voilà. Ce n'est pas grand-chose, Ce n'est rien.
Juste un petit pas de côté avant le bonheur.
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Les critiques enthousiastes sur Babelio m'avaient donné envie de lire cet auteur.D'emblée, j'ai été séduite et je me suis glissée très vite dans l'univers singulier d'Erri de Luca.
Le roman est un récit initiatique assez subtil: il présente trois époques à travers deux voix.Celle du narrateur, un jeune homme dont on suit l'évolution et qui nous livre ses souvenirs d'enfance mais nous présente aussi son présent.Et celle de Don Gaetano, son mentor, celui qui lui ouvrira le chemin de la vie.Il évoque essentiellement, lui, un passé récent,la seconde guerre mondiale, car nous sommes dans l'après- guerre, à Naples.
Les personnages eux-mêmes sont singuliers: le narrateur vit seul depuis son enfance dans l'immeuble où Don Gaetano est concierge.Il est orphelin, et cette vie solitaire est déjà en elle même surprenante.La servante d'une mère adoptive dont on ne saura jamais rien lui apporte ses repas et il s'enrichit l'esprit au contact de son guide , Don Gaetano.C'est de lui que viendront les révélations concernant les parents du narrateur. Le concierge est un personnage à part: orphelin également, il a connu d'autres lieux, notamment l'Argentine, dont il est revenu avec un don particulier: il sait lire dans les pensées des autres.C'est un être mystérieux, un philosophe qui transmet des valeurs essentielles au narrateur.
Singulier le style surtout.La dimension presque onirique que prennent certaines notations, la beauté hypnotique des pensées, des descriptions nous plongent dans un monde envoûtant, qui nous transporte ailleurs.J'ai beaucoup aimé me laisser flotter comme le narrateur lorsqu'il va pêcher, sur ces étendues mouvantes, aquatiques qui déroulent le récit.
Le titre est expliqué par le narrateur : le jour avant le bonheur, c'est le jour déterminant, celui qui va inaugurer le bonheur, le révélateur d'une vie qui commence vraiment.Pour lui, ce seront les retrouvailles physiques avec Anna, la petite fille qu'il observait , enfant,et dont il était amoureux.Des retrouvailles dangereuses néanmoins et qui l'obligeront à partir..
Je lirai d'autres livres de cet auteur, c'est sûr, car j'aime sa perception sensible, poétique, déchirante aussi et nostalgique , du monde et des êtres.
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Des noces de sang pour celui qui ne sait pas qui il est. Fils de personne, il pousse comme il peut vers le soleil que se renvoient les vitres de l'immeuble.
D'ailleurs on ne connait pas son prénom, à ce petit poulbot napolitain qui tombe amoureux d'une étoile. Une étoile nommée Anna, mais peu importe, ce qui est sûr, c'est qu'elle brille, lointaine, émouvante, et bientôt invisible.
Notre héros illustre parfaitement la notion de résilience, chère au docteur Cyrulnik. Comme une tige de liseron, il s'accroche à ses deux tuteurs, un concierge plein de sagesse et un libraire bienveillant. Avec eux, il apprend le monde.
Sinon, comment survivre?
Comment faire pour atteindre le jour d'avant, qui a un goût de sang? Sang et douleur, sang et larmes, sang qu'il est prêt à verser pour rejoindre l'étoile.
Le jour qui précède est celui du sacrifice, celui des insurgés pour leur libération, celui de l'enfant qui devient homme.
Ni roman, ni récit, plutôt un chant poétique, une évocation épique, une galerie de personnages qui se déroule, et nous amène au dénouement et à la délivrance du héros. "C'était toi, petit arbre qui avait poussé à l'endroit quitté. Toi aussi tu es fait de bois pour brûler et naviguer."
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" Il giorno prima della felicità "
Naples des années cinquante.
C'est l'histoire d'un garçon orphelin fourmillant de passions silencieuses, protégé par le concierge de l'immeuble.
Dès sa scolarisation, le gamin est suspendu aux paroles du maître. Il veut apprendre et apprend vite.
Parallèlement, il se nourrit de la sagesse de Don Gaetano, ce concierge à tout faire: plombier, électricien...qui a vécu, et survécu, vingt ans en Argentine.
La légende veut que celui-ci possède la prodigieuse faculté d'entendre les pensées des gens. En réalité, sa profonde humanité le rend apte à lire dans leurs coeurs.
Entre l'école et les récits de Don Gaetano, récits de la période de la guerre, de la répression allemande, du débarquement des américains, le jeune garçon, Smilzo, se nourrit de sagesse jusqu'à finalement devenir grand.
Jusqu'à finalement gagner enfin les dernières parties de scopa. La preuve de la fin de son apprentissage.
"t'aggia 'mpara' e t'aggia perdere " Je dois t'apprendre, puis je dois te perdre.
Smilzo est un garçon très attachant, surnommé a scigna (le singe) par ses camarades de jeu. Car il sait plonger entre leurs pieds pour arrêter le ballon, il sait défier la hauteur des murs, les gouttières, les fenêtres.... C'est derrière celle du troisième étage qu'il découvrira un visage de fille, l' obsédant.
Smilzo grandit à travers les récits de Don Gaetano, récits qu'il note le soir dans un cahier, grandit avec la mémoire d'une Naples offensée par la guerre et l'occupation, qui se réveille et se rebelle.
Naples est une ville "monarchique et anarchique" qui veut "obéir à un maître mais ne veut pas être gouvernée."
Dans ce livre qui parle d'identité, de sentiments, de générosité, Smilzo apprend que l'existence est "rite, chair, défi, sang" .
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