DES UNIVERS D'APPARENCES.
L'auteur des romans
Substance mort,
Ubik, de
Confessions d'un barjo ou encore le célèbre Maître du Haut-Château n'est sans doute, malgré ces quelques exemples notoires, jamais aussi efficace et concluant que dans la forme ramassée et directe de la nouvelle. C'est ce que ce recueil intitulé
Souvenir, dans lequel sont rassemblées sept courts textes publiés en revues au cours de l'année 1954, auxquels ont été ajoutés deux essais postérieurs.
Des deux essais, datant d'une décennies de plus que les nouvelles, nous ne dirons pas grand'chose sinon qu'ils semblent terriblement datés et peu concluant.
Le premier est une tentative très alambiquée et même souvent aussi dérangeante que gênante d'excuser - à tout le moins - non seulement le peuple allemand pour sa collaboration, certes majoritairement passive - au nazisme et au génocide juif et tzigane, déniant toute forme de puissance - ici néfaste - à la notion et à l'effectivité de la Nation (un peuple ne serait ainsi que l'addition sans grande relation ni interférence collective d'un nombre X d'individus sans lien ni causalité particulière) mais aussi d'essayer de "comprendre" les purs nazis relativement à leur haine des juif qui, selon Philipp K. Dick, serait rien moins qu'une phobie du même acabit que celle qui atteint tel ou tel envers les chats, les tramways ou les chèvres à tête rousse (je cite K. Dick !). En bref, même les pires des nazis ne furent que, résumons, les victimes de leurs peurs et que l'horreur absolue qui en découla n'a donc pas grand'chose à voir avec une construction mentale aussi délirante que délibérée... Ce n'est décidément pas sur ce terrain que l'auteur des moutons électrique nous semble pertinent.
Pas tellement plus que dans l'essai suivant consacré à la schizophrénie et à l'utilisation profitable que les malades pourraient faire du "Livre des changements", le fameux
Yi-king, afin de mieux s'en sortir dans leur existence. le texte n'est pas dénué d'un certain humour grinçant et le lecteur avisé ne pourra s'abstenir de songer aux dernières années de vie -très douloureuses - de l'auteur. Il n'empêche que le texte paraît fort peu convaincant et assez vite poussif.
En revanche, le lecteur retrouvera donc avec plaisir le grand nouvelliste que fut Philippe K. Dick. Qu'on se souvienne de
Souvenirs à vendre, Rapport minoritaire, Nouveau modèle et autres
le Voyage gelé ou bien d'autres encore.
Chaque fois, on retrouve l'une ou l'autre des facettes de ces univers jamais aussi certains qu'ils paraissent d'abord (Rajustement, Étrange Eden, La terre sans joie), les futurs et passés se composent et se recomposent au gré des expériences maladroites, incertaines et dangereuses de concepteurs de machines à voyager dans le temps toujours plein de bonnes intentions mais inévitablement dépassés par leurs prévisions (Interférence, le monde de Jon), quant aux robots, aux androïdes et d'une manière plus générale, les machines sophistiquées et autres rêves d'I.A que notre époque contemporaine formule avec tant d'empressement, il serait faible de noter que Philipp K. Dick les perçoit plus comme engins de destruction et de négation de l'humanité que comme des progrès (Progéniture, le monde de Jon). Quant à nos mythologies, nos rêves, nos projections idéalistes, ils semblent demeurer souvent préférables à la réalité crue, inattendue et dérangeante, quitte à détruire celle-ci afin de mieux conserver les fantasmes de celle-là (
Souvenirs).
Les cinéphiles apprécieront aussi de découvrir la nouvelle ayant été la source d'inspiration pour le film "L'Agence" (The Adjustment Bureau en V.O.) de George Nolfi avec Matt Damon et Emily Blunt (2011), à savoir "Rajustement" dans le présent ouvrage. Notons que Philippe K. Dick ne rentre pas du tout dans le détail de ce qu'est cette puissance supérieure "coupable" de modifier le réel à sa convenance dans le but d'aboutir à la conclusion de son plan pour l'être humain. La déification de cette puissance est plus nette dans le film. En revanche, la thématique très dickienne de la folie qui n'est pas si folle qu'il paraît au "commun des mortel", cette paranoïa quasi permanente de nombre de ses personnages principaux, y est plus vive dans le texte que dans la version filmée.
Par ailleurs, les lecteurs ayant été marqués par cette autre grande nouvelle qu'est "Nouveau modèle" (repris dans le volume "Total Recall" aux éditions Folio SF) verront à nouveau apparaître ces incroyables mais effrayants androïdes, sur terre, cette fois. Ainsi dans l'ultime texte "Le monde de Jon" les Intelligences Artificielles vont même en arriver à se battre entre elles ("modèles" contre "modèles") après avoir détruit toute vie sur terre ! (Bien que cette nouvelle n'en soit pas l'inspiration, on ne pourra s'empêcher de penser par ailleurs à la série des Terminator). Ce texte pose aussi la question de la folie, de la capacité à "voir" ce que les humains normaux ne peuvent pas deviner, de la "sainteté" (par rapport aux délires mystiques) et des univers parallèles, l'ensemble essayant de résoudre, non sans intelligence, certains des classiques paradoxes liés à toute idée de voyage spatio-temporel. du grand art !
Sans doute un peu inégal, ne serait-ce que par la présence de ces deux essais préliminaires, n'y ayant aucunement leur place et d'un intérêt plus que douteux, sauf pour comprendre le développement et les enjeux de la pensée dickienne, mais en en donnant qu'un aperçu très limité et incomplet, ce volume de
Souvenir saura très certainement enchanter le fan sans doute un peu plus que le lecteur méconnaissant cette oeuvre essentielle du monde de la SF américaine et, n'hésitons pas à l'affirmer, mondiale.
On en retiendra tout particulièrement les textes dénommés "Rajustement", "Interférence" (plus "classique" mais mené de main de maître), "Progéniture" (qui pose la question cruciale de l'éducation des individus, de leurs rapports à leurs "géniteurs" dès lors que ces derniers sont ramenés à cette seule considération biologique de reproduction, du but de l'existence dans un monde rationalisé à l'extrême par des machines, etc) et le stratosphérique "Monde de Jon". Les autres nouvelles ayant toutes leur intérêt, sans nul doute, mais dont les thématiques et les développements auront semblé moindrement aboutis. Toutes demeurant très agréables à lire pour peu que l'on goûte cette SF conquérante - mais terriblement inquiète et critique, chez K. Dick, avec vingt ans d'avance sur l'histoire littéraire de ce genre - des années 50 étasuniennes, il va sans dire !