Lettre Sur Les Aveugles a L'usage De Ceux Qui Voient

Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient / Denis Diderot
Cette lettre à Madame de …fut publiée en 1749. C'est un écrit scientifique et philosophique extrêmement intéressant concernant les aveugles, qu'ils soient de naissance ou non. Après avoir rapporté des faits, Diderot se livre à une réflexion philosophique les concernant et pose des questions multiples : que se passe-t-il lorsqu'un aveugle recouvre la vue ? Comment découvre-t-il le monde qui l'entoure ? Comment parvient-il à concilier ce que le sens du toucher (le tact selon Diderot) lui a appris lorsqu'il ne voyait pas et ce que ses yeux un jour guéri lui révèlent ? Quelle idée éveille chez un aveugle de naissance la notion de symétrie et celle de beauté ?
Diderot se livre alors avec les réponses à une remise en question de la réalité que nous percevons visuellement. Cela lui vaudra quelques soucis avec la censure !
La cécité induit des comportements caractéristiques : en effet la difficulté qu'ont les aveugles de retrouver les choses égarées les rend amis de l'ordre et cette qualité est largement partagée par leurs proches. Dans un autre ordre d'idées, une ligne droite, pour un aveugle qui n'est pas géomètre, n'est autre chose que la mémoire d'une suite de sensations du toucher, placées dans la direction d'un fil tendu. Géomètre ou non, l'aveugle-né rapporte tout à l'extrémité de ses doigts. Les sensations qu'il aura prises par le toucher seront le moule de toutes ses idées. L'imagination d'un aveugle n'est autre chose que la faculté de se rappeler et de combiner des sensations de points palpables. Ainsi l'aveugle-né perçoit les choses d'une manière beaucoup plus abstraite que nous, et de ce fait dans les questions de pure spéculation, il est moins sujet à se tromper.
Diderot nous fait connaître Nicholas Saunderson (1682-1739), mathématicien anglais devenu aveugle à l'âge d'un an par la petite vérole. Devenu professeur de mathématiques et d'optique à l'université de Cambridge, c'est lui qui a démontré qu'un cube se compose de six pyramides égales ayant leur somment au centre du cube et pour base chacune de ses faces. Ainsi est démontré que toute pyramide est le tiers d'un prisme de même base et de même hauteur. Saunderson avait sur le sujet de l'infini des idées très justes et très nettes que les voyants ne saisissaient pas toujours. Toutes sortes d'exemples cités dans la lettre prouvent que le tact peut devenir plus délicat que la vue lorsqu'il est perfectionné par l'exercice.
Peu avant sa mort, Saunderson disait cette phrase mystérieuse qui annonçait selon moi la théorie du Big Bang : « le temps, la matière et l'espace ne sont peut-être qu'un point. »
Plus loin Diderot se pose des questions essentielles : « On suppose un aveugle de naissance qui a appris à distinguer par l'attouchement un cube et un globe de même métal et de même ordre de grandeur, en sorte que quand il touche l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. On suppose que l'aveugle recouvre la vue et que le cube et le globe sont posés sur une table ; on lui demande de regarder sans toucher et de dire quel est le cube et quel est le globe. » Selon la majorité des savants questionnés, l'aveugle ayant recouvré la vue ne distinguerait point le globe du cube. Une démonstration s'en suit qui tente de montrer comment les impressions auditives et tactiles anciennes peuvent ou ne peuvent pas coïncider avec les impressions visuelles soudain révélées.
Dans un appendice que Diderot ajouta plus tard à sa lettre, il parle d'un aveugle qui connaissait au toucher quelle était la couleur des étoffes ! Et puis le cas extraordinaire de Mlle Mélanie de Salignac qu'il a rencontrée, est évoqué par Diderot. Cette jeune fille devenue musicienne, géomètre, passionnée de géographie avait trouvé des moyens de vivre ses passions comme si elle avait vu.
Dans un magnifique style du XVIIIe, Diderot nous conduit à la réflexion et à reconsidérer nombre d'acquis qui nous paraissaient évidents. La hardiesse de sa pensée dans cette lettre où il fait montre d'un scepticisme et d'un matérialisme chers à l'époque des Lumières, (rejoignant par là le sensualisme de Condillac), relativisant ouvertement la morale et niant la providence et la finalité et ainsi côtoyant l'athéisme matérialiste, lui valut le cachot du château de Vincennes de juillet à novembre 1749. En deux mots, Diderot veut montrer que nos idées morales et métaphysiques dépendent de l'état de notre organisme et donc ne résultent en aucun cas d'un instinct divin ou d'une révélation. Pour Diderot, il est impossible à un aveugle-né de croire en Dieu. Il eut alors l'aimable visite de Jean-Jacques Rousseau venu lui parler de ses Discours.
À lire absolument.