Jean-Paul Didierlaurent excelle dans son tout premier roman. Son imagination brosse méticuleusement le personnage de Guylain Vignolles, exacte contraire d'un écrivain si l'on se tient à son propre métier. Lorsqu'est évoqué la chaîne du livre, les auteurs, les éditeurs et les libraires viennent assez facilement à l'esprit. Les destructeurs de livres arrivent en revanche moins facilement bien qu'ils soient les maillons finaux. Guylain Vignolles et de ses derniers bien malgré lui.
Son quotidien l'échine à la tâche ingrate de réduire à néant les livres invendus avec l'aide de la terrible broyeuse Zerstor 500 désignée le plus souvent sous le terme de «la Chose». Une fois passées dans ses dents de lion, les belles histoires finissent en bouillie fumante et même assez puante. Par chance, il arrive que quelques pages survivent à cette hécatombe perpétuelle. Guylain Vignolles s'active aussitôt pour leur assurer la vie sauve au risque parfois de sa propre existence. Guiseppe, son collègue, a fait le deuil de ses deux jambes dans l'antre destructrice de la brouilleuse, vraiment dommage pour lui. Notre infirme était bien le seul personnage fréquentable si l'on s'en tient au décor morose de l'usine. le chef est un vrai oeil de Moscou. Gare à celui qui garderait ne serait-ce qu'une page sous son aile ! Et puis il y a en permanence
Bronner aux côtés de notre héros, un raciste et toutes les tares qui vont avec... Ah si, il reste bien l'agent d'accueil de la déchetterie, toujours tiré à quatre épingles malgré son humble besogne. Ce dernier aime à accompagner ses journées d'un verbe haut pour filer alexandrins sur alexandrins, une voix du Grand Siècle échouée dans l'infra-ordinaire du XXIe siècle. Bref, un personnage sympathique et étincelant qui donne de la coloration à ce roman.
Guylain Vignolles partage sa vie entre son travail et son studio où réside Rouget de l'Isle, à la fois son confident et son poisson rouge... Pour s'extirper un peu de ce monde étriqué, notre broyeur de livres se montre aussi lecteur des quelques pages sauvées de la machine infernale auprès des passagers du RER. Sa voix de stentor et son expressivité donnent curieusement l'envie de s'enfermer dans ce tube blanc et rouge, pas des plus esthétiques à mon goût. Avec lui, la magie de lecture opère sur les silhouettes mornes d'une rame un peu trop matinale, 6h27 quand même, une heure pour se réveiller certes, mais pas pour déjà se trouver sur le chemin du travail ! Quel supplice !
Mieux que de récolter seulement des récompenses des voyageurs, un beau matin Guylain déniche par hasard dans ce même RER une mystérieuse clé USB dans laquelle sont décrite sous une plume virtuose et sarcastique la vie d'une simple dame de ménage. Elle a 28 ans, lui en a 36. Julie semble être l'amour servit sur un plateau d'argent. Mais comment la rencontrer? Ses tranches de vies inscrites dans les dossiers textes ne laissent au final que peu d'indices. A quoi bon chercher !? Guiseppe amputé de ses deux jambes assène un bon coup dans le derrière de cet homme encore jeune. Il lui faut retrouver cette femme. le message étant passé, Guylain se met en quête d'un autre avenir que la solitude.
C'est une histoire à l'eau de rose, certes, mais les amoureux de la langue de
Molière ne seront pas déçus. Une vraie plume d'acrobate à chaque chapitre; en voici d'ici quelques lignes un bien faible aperçu. Imaginez-vous agent d'accueil dans la déchetterie décrite. Si un livreur vient rogner sur votre pause méridienne afin de déverser une benne de livres à pilonner, vous pourrez lui répondre en ces termes:
«Je m'en vais dans l'instant lever cette barrière,
Laisser tout doucement retomber ma colère.
Avancez ce camion, videz son chargement.
Que vive le pilon encore un moment.»
Je remercie cent fois une amie pour ces 190 pages de pur bonheur.