Dans la Russie du XIXe siècle, à une époque où les travaux philosophiques de Marx inspirent des mouvements syndicalistes et ouvriers, un cartel d'intellectuels, de prolétaires et d'étudiants fomente un soulèvement dans le but d'engendrer une nouvelle société. Toutefois, les dissensions sont nombreuses et provoquent des schismes. Les personnages sombrent, pour la plupart d'entre eux dans la folie, d'autres s'agrippent désespérément à leurs chimères. Pour bien comprendre le titre du roman, il faut se référer à la citation issue de l'Évangile de
Saint Luc qui fait référence à l'épisode biblique au cours duquel
les démons furent chassés de l'âme d'un mortel par le Christ, et se réfugièrent dans les porcs d'un troupeau. Lorsque je me remémore ces lignes, je pense inévitablement à la confession de Stavroguine, un passage qui m'a sidéré : j'en arrivais à croire, en lisant ce chapitre, que Nicolas n'était pas possédé par le diable, mais qu'il était devenu le diable en personne ! D'ailleurs, chose assez intéressante qui est loin d'être anodine, le titre du roman, en Russe (Biéssy, si je transcris phonétiquement le terme russe) signifie « les diables », ou «
les démons ». Alors pourquoi la première traduction française de ce roman, s'intitulait-elle «
Les Possédés » ? La réponse se trouve dans l'épigraphe issue de l'Évangile de
Saint Luc, où il est expliqué que le Christ a secouru un malheureux possédé, présente au tout début de l'oeuvre.
Je ne sais quels mots choisir tant je doute qu'il puisse en exister capables de rendre justice à cet ouvrage de
Dostoïevski. Lorsque j'avais lu le résumé trompeur de l'éditeur sur la quatrième de couverture, je m'étais attendu à un récit s'articulant exclusivement autour de la figure de Nicolas Stavroguine. Puis, en lisant l'ouvrage, j'ai volé de découvertes en découvertes. Nombreux sont les critiques qui répètent que
Dostoïevski prophétise les révolutions bolcheviques de 1917 qui marquèrent la Russie. Mais n'est-ce pas réducteur de résumer cette oeuvre faramineuse à une simple prédiction ? Certes, nous sentons qu'un monde vacille, qu'il s'agisse du microcosme de Varvara Petrovna Stavroguine, ou des cercles de Julie Mikhaïlovna. Néanmoins,
Les Démons (ou
Les Possédés, selon la traduction que vous détenez) furent pour moi la découverte d'une cosmogonie : le consortium dont font partie Stéphane Trofimovitch, Liamchine ou Nicolas Stavroguine, n'est qu'un détail comparé aux thèmes qui marquent l'oeuvre ; comment ne pas être plongé dans des réflexions métaphysiques sur la religion en lisant le chapitre intitulé Chez Tikhone (ou La Confession de Stavroguine), et les citations issues de l'Évangile ou de l'Apocalypse présentes dans ce livre? Tout en lisant cet ouvrage, je n'avais de cesse d'être stupéfait. Certes, c'est le livre le plus politique de
Dostoïevski, et c'est l'une des raisons pour lesquelles la lecture m'a souvent paru inaccessible, mais en faisant abstraction de cet aspect, j'ai pu découvrir d'autres éléments qui contribuent à la richesse de cette oeuvre majestueuse : je reste particulièrement marqué par le chapitre intitulé La Fête, au début de la troisième partie de l' oeuvre, et surtout, par les dialogues entre Stéphane Trofimovitch et Sophie Matvéïevna. J'ai constaté que le personnage de Stéphane Trofimovitch agace beaucoup de lecteurs qui le trouvent fade et inerte. En ce qui me concerne, je ne peux m'empêcher de le prendre en pitié : c'est une âme tourmentée qui, en son for intérieur a conscience de la stérilité de ce que le cartel entreprend. Il est le personnage tragique du récit, et son désarroi me paraît tout à fait justifié. C'est une lecture qui m'ébranle. J'ai eu l'impression de vivre une « épiphanie littéraire », une révélation, en me plongeant dans cet ouvrage si absolu dans la multitude de thèmes qu'il aborde.
Pour bâtir son intrigue, l'auteur s'est inspiré de l'affaire Netchaïev, un meurtre perpétré par Netchaïev le 21 novembre 1869 (soit le 3 décembre dans le calendrier grégorien).
Dostoïevski l'avait d'ailleurs rappelé au directeur du Messager russe, la revue dans laquelle le roman allait paraître : « L'un des événements majeurs de mon récit sera l'assassinat, bien connu à Moscou, d'Ivanov par Netchaïev ». Je pense que ce roman ne vieillira jamais car il est le reflet de la société perpétuelle : nous sommes en 2021, et pourtant, qui sait combien ce que nous vivons pourrait être analogue à ce qui se déroule dans cette oeuvre.