Mai 68. La révolte estudiantine fait rage. Plus d'essence, plus de courant. Et voilà que l'émeute atteint l'atmosphère feutrée du Meurice. le directeur est destitué. Roland, le maître d'hôtel et Lucien, le concierge, veulent chacun l'emporter sur l'autre. Mais il ne faut pas que les événements perturbent le déjeuner littéraire mensuel de Florence Gould au cours duquel un jeune auteur inconnu doit recevoir le prestigieux Prix Nimier.
Un livre qui parle de littérature, bien entendu, il est fait pour moi. C'est la raison qui m'a poussée vers ce roman de
Pauline Dreyfus. Ni pour mai 68, ni pour l'hôtel Meurice, ce palace dans lequel je n'aurai jamais l'occasion de mettre les pieds et que, avant ma lecture, j'aurais été bien incapable de localiser.
J'ai été charmée par la plume alerte et l'humour de l'auteure. Elle sait tout aussi bien croquer une caricature féroce des « grands de ce monde », tels Florence Gould qui, ne sachant comment dépenser ses millions, trouve chic d'organiser tous les mois au Meurice où, excusez du peu, elle loge à l'année, un déjeuner littéraire. Non qu'elle apprécie particulièrement la littérature. Elle n'aime pas lire, donc, elle ne sait ni qui sont les auteurs invités, ni de quoi traite leur oeuvre. Elle aime ses habitudes, donc le menu est toujours identique, malheureusement pour les invités. Et, comme elle s'ennuie, elle se noie dans l'alcool. En ce joli mois de mai, son ami, Paul Getty, effrayé par les émeutes qui font trembler la capitale, vient se réfugier près d'elle. Las ! Ne voilà-t-il pas que le personnel du Meurice lui-même décide de rejoindre le mouvement. Non en grimpant sur les barricades ou en se mettant en grève, il ne faut pas exagérer. Pas question de ternir la réputation de « leur » hôtel. Mais pourquoi ne pas tenter l'autogestion ? On ne va pas séquestrer le directeur, tout de même . Cela n'est pas digne de leur standing. On se contentera de le mettre à l'écart. Sauf si on a besoin de lui pour régler un problème. C'est-à-dire tout le temps !
Tel un nabab de l'ancien monde, le directeur se fait suivre partout comme d'un toutou par son stagiaire, chargé de trimballer la radio grâce à laquelle le patron déchu peut suivre l'évolution des événements. On l'entend donc crier sans cesse « Hubert, transistor ! » comme les nobles de l'ancien régime devaient sonner leur valet. Mais personne n'éprouve la moindre pitié pour ce pistonné, petit-fils du propriétaire.
En revanche, tout le monde éprouve une grande tendresse pour Aristide Aubuisson, ce modeste notaire de province qui n'aurait jamais pu goûter au luxe d'un établissement de standing, si le verdict n'était tombé, tel un couperet : cancer en phase terminale. Pourquoi se priver, dès lors ? Il décide de s'octroyer, pour ses derniers jours, un peu de cette grande vie à laquelle il n'a pas eu droit. Pas de chance pour lui, tout est fermé et le voilà confiné dans sa chambre. le personnel est aux petits soins pour lui et, puisque presque tous les amis de Mme Gould se sont décommandés, Roland s'arrange pour faire inviter Aristide, histoire de lui offrir quand même une ultime distraction. Contrairement à ces snobs qui n'ont aucune idée de l'auteur qui va se voir récompensé, Aristide, lui, se débrouille pour dénicher le roman du lauréat et le lire au plus vite, histoire de pouvoir en discuter avec l'homme de lettres, car « on ne part pas à la rencontre d'un artiste sans avoir auparavant fréquenté son oeuvre. »
Pauline Dreyfus ménage savamment le suspense. Elle ne livre pas tout de suite le nom du gagnant. « D'après les échos recueillis auprès de ceux qui l'ont rencontré, [c']est un drôle de phénomène. Et même, à dire les choses franchement, un original.
Bernard Pivot, le journaliste du "Figaro littéraire", qui a été le premier à l'interviewer, raconte partout que le jeune romancier a eu besoin de dix bonnes minutes pour achever sa première phrase. » Bien évidemment, j'ai tout de suite reconnu là
Patrick Modiano que j'aime beaucoup, même si je ne savais pas qu'il avait été couronné de ce prix. J'ai aussi appris qu'il avait écrit des chansons dont "Étonnez-moi, Benoît" pour
Françoise Hardy.
Pauline Dreyfus met dans la bouche de
Paul Morand des paroles prophétiques : « nous n'aurons pas tous les ans un
Modiano à nous mettre sous la dent. Je doute que le cru 1969 soit d'un tel niveau. » Et en effet, le nouveau récipiendaire est tombé dans les oubliettes de l'histoire littéraire !
Pauline Dreyfus met en scène un
Modiano lunaire, égaré dans ce monde étrange et hostile, évoquant des anecdotes de la seconde guerre mondiale comme s'il les avait personnellement vécues. A la fin du déjeuner, le timide jeune homme s'enfuit en serrant sur son coeur ce chèque prometteur, lui qui a si souvent dû manger de la vache enragée. Au grand dam du pauvre Aristide qui n'a pas eu le temps d'échanger deux mots avec lui. Mais nul doute que
Modiano, le premier choc passé, ne se sente honteux de n'avoir pas accordé du temps à son seul vrai lecteur et ne revienne converser avec lui. Car Aristide se propose de lui narrer un épisode dont il a lui-même été acteur pendant la guerre, et que nous savons être le sujet du deuxième opus de l'écrivain.
A mon avis,
Pauline Dreyfus s'est bien documentée et a su tirer un ingénieux parti de ses recherches, même si, parfois, elle commet quelques erreurs. Par exemple lorsque
Salvador Dali raconte « la soirée d'anniversaire de mariage de Picasso et d'Olga en 1935, ici même, quand les invités s'appelaient
Cocteau,
Apollinaire et Diaghilev », événement qui a bien eu lieu, mais en 1918 et non en 35, date à laquelle
Apollinaire n'était plus de ce monde !
Ce roman m'a énormément plu, m'apportant divertissement et découvertes. Que demander de plus ?