Je suis allée aux Correspondances de Manosque 2016 juste après avoir lu "L'Absente". Le 23 septembre, Michel Abescat (Telerama) interrogeait Lionel Duroy. J'y étais. Ma note de lecture est donc augmentée de l'impression (excellente) que m'a laissée cette rencontre publique.
Augustin Revel est très malheureux. Après le divorce d'avec sa deuxième femme, il a dû se résoudre à vendre la belle maison familiale acquise il y a une vingtaine d'années. Encore sous le choc du déménagement imposé, il entasse quelques souvenirs dans le coffre de sa voiture, des photos en vrac, ses loupes, accroche ses vélos, et prend la route sans but, sans vouloir parler de son désarroi à qui que ce soit, surtout pas à ses filles. C'est l'histoire d'un homme à la dérive qui, au fil de ses rencontres avec des gens normaux, dans des situations souvent burlesques qui le sortent progressivement de son effondrement, va avoir peu à peu la révélation de l'origine de la folie de sa mère (disparue depuis des années) et comprendre qu'elle aussi, comme lui, plus que lui peut-être, avait souffert de l'abandon des siens.
"L''Absente" est à la fois un portrait revisité de la Mère et un roman sur un roman en train de se faire.
Pour ce roman Lionel Duroy démarre avec une situation tout à fait fictionnelle puisque après son divorce, contrairement à Augustin, lui avait récupéré sa maison ! C'est un début imaginé sur le principe : Qu'est-ce qui ce serait passé si j'avais perdu ma maison ? Comment est-ce que j'aurais réagi ? Continué ? Il écrit donc ce premier chapitre très sombre, dramatique, de l'intrusion des déménageurs dans les chambres, en imaginant l'impression désastreuse de désinvolture et de sans-gêne qu'ils font sur le pauvre Augustin. Ce n'est qu'après, dit-il, qu'il a fait le rapprochement avec sa propre sidération lorsqu'à neuf ans il avait été le témoin non averti de l'expulsion de ses parents de leur bel appartement de Neuilly, et de la saisie de leurs objets de valeur. En réalisant cela, l'écrivain peut (enfin) se mettre à la place de sa mère et comprendre le déchirement qu'a pu lui causer la perte de sa maison (même si lui n'a eu que peur de la perdre). Il peut (enfin) imaginer l'horreur, la peur et la terreur de la jeune femme d'alors. Augustin est au bord de la folie, voire du suicide, comme avait pu l'être la maman de Lionel Duroy, il y a cinquante ans. Enfant, il ne pouvait pas avoir compris tout ça. Soixantenaire, c'est l'écriture de ce roman qui l'y aide et devient au fur et à mesure le récit de son cheminement vers l'apaisement.
Les enfants (ils étaient dix !), dit-il encore, ne regardaient jamais la mère, l'évitaient, tant elle les terrorisait. Lui même dit n'avoir observé qu'elle avait "de beaux yeux verts" que bien plus tard, à l'âge de 14 ans. Il se souvient aussi que la beauté et l'élégance de sa mère l'avaient frappé, une seule fois, lors d'une visite à l'ossuaire de Douaumont (elle était fille d'un héros de la Grande Guerre). C'est pour cela qu'il envoie son Augustin sur la route de Verdun ! Et qu'à l'hôtel, il lui fait réveiller le gardien de nuit pour aller fouiller le coffre de sa voiture à la recherche d'une photo de sa mère, jeune fille. Cette photo de la mère de Lionel Duroy existe bien, nous dit-il ; elle y est particulièrement jolie, rêveuse, dans le jardin de la propriété bordelaise où elle a été élevée au milieu de nombreux cousins. C'est d'ailleurs en allant revoir ce "château" toujours aussi cossu que l'écrivain a pris conscience que sa mère avait été scandaleusement lâchée par les siens : personne n'avait bronché pour secourir les parents et leurs dix enfants quand ils vivaient à la bougie et au butagaz. Il y a à la fin de "L'Absente", un développement joliment romanesque autour de cette même photo, je ne le dévoile pas... Lors de la rencontre publique, Lionel Duroy a cependant révélé lui-même un indice que je ne me souviens pas d'avoir trouvé dans ses romans. Sa mère aurait un jour prononcé devant lui une phrase fort peu dans sa manière, et qu'il n'avait pas comprise alors : "Quand je pense que j'aurais pu épouser X, aujourd'hui il est ambassadeur...". Troublant, touchant.
Pour Duroy, l'écriture est l'art du pauvre. Il n'y a pas d'école, on apprend tout seul. Il a mis dix ans avant de "savoir écrire" et pouvoir publier son premier roman. On sait écrire, dit-il, quand on est capable de mettre en mots l'ambivalence, l'ambiguïté, la douleur. Selon lui les écritures d'aujourd'hui sont plates, intellectuelles, et sans émotion, proches de la dissertation universitaire, par manque de travail. Lui se voit en "prolo" de l'écriture !
D'autres livres l'ont rendu malade. Il parle de dépression après le bien-titré "Chagrin". Dans celui-ci, la lumière est entrée au fur et à mesure jusqu'à la fin, et cela l'a rendu heureux.
A la fin de la rencontre, lors du passage du micro dans le public, une lectrice lui demande quelle est finalement la part de vécu dans l'histoire car elle ne trouve pas que le personnage de Sarah (la libraire de Verdun qui lui tombe dans les bras et le suit jusqu'à Bordeaux) soit vraisemblable. Réponse de Lionel Duroy, décidément très en verve : rien n'est vrai dans ce roman... sauf Sarah !
Longtemps, j'avais reculé à l'idée de lire les romans autobiographiques de Duroy. Je voulais rester sur le grand choc (positif) de "L'hiver des hommes". C'était idiot car même (surtout ?) dans celui-là l'écrivain utilise la matière de ce qu'il a vécu. J'ai commencé cet été avec "Le Chagrin", puis "L'Absente" et "Échapper". Ce qui est remarquable c'est que tous ces livres, pourtant parfaitement individualisés, composent un tout cohérent, dont on devient très vite "addict". Même quand les thèmes sont noirs, les situations catastrophiques, il y a toujours un fond de burlesque, de l'autodérision, qui font tout le charme de la narration soutenue par une écriture précise et vivante, très reconnaissable.
Lors de sa présentation de "L'Absente" à Manosque, Lionel Duroy a fait bien comprendre que la question de l'autofiction dans son oeuvre ne devait pas être posée. Que lui, ne se la posait pas. Et pourtant si quelqu'un a payé cher d'avoir livré ses traumatismes au public, c'est bien lui.
Lien :
http://tillybayardrichard.ty..