Prudemment, comme si l'on entrait dans l'Enfer de
la Divine Comédie de
Dante, la première phrase du roman prévient le lecteur :
« Abandon all hope ye who enter here… » (Abandonne tout espoir, toi qui pénètres ici…)
La dernière phrase indique clairement : « There is no exit. » (Il n'y a pas d'issue.)
Entre les deux nous voilà forcés de regarder Patrick Bateman s'enfoncer dans sa psychose.
L'enfer est un New-York ultramoderne peuplé de yuppies qui gagnent des sommes astronomiques et dont le seul problème semble de s'assurer les meilleures places dans les meilleurs restaurants. Patrick Bateman est de ceux-là. Il passe toutes ses soirées en dîners en ville, entouré de belles créatures et habillé dans les plus chics costumes de marque. Les premières impressions que Patrick a des gens qu'il croise, ce sont les vêtements qu'ils portent. le personnage est vu comme un matérialiste à outrance.
Mais c'est aussi un tueur en série. Il tue aussi bien ceux qu'il rencontre au détour d'une rue (un clochard) que les call-girls qu'il « commande » les soirs. Il tue avec des raffinements de cruauté à tel point que certaines scènes peuvent devenir insoutenables. Ce qui prouve, si besoin était de l'efficacité du style d'Ellis. Durant ces descriptions, Ellis utilise un vocabulaire courant, des phrases simples qui créent un effet de détachement que semble avoir le personnage lorsqu'il accomplit l'innommable.
Les descriptions sont détaillées : tout ce qui l'entoure et contribue à construire cet univers qui fait ce qu'il est tant dans ce qu'il voit (talk-shows télévisés qui rythment son ennui, clochards qui jonchent les trottoirs), dans ce qu'il ingurgite (cocaïne, alcools forts) jusqu'à ses goûts musicaux qui lorgnent vers le rock FM le plus commercial voire le plus lisse et politiquement correct (Whitney Houston, Huey Lewis et le Genesis eighties de
Phil Collins). En ce sens le fameux et détestable album « Invisible Touch » fait même l'objet d'un chapitre entier. Tout cela montre une réussite commerciale et pécuniaire, comme lui mais, comme on suppose le narrateur assez intelligent, cet ennui finit par l'explosion de son animalité assumée. Tout cet ensemble paraît dessiner des cercles dantesques mais on note une description quasi-poétique et sous cocaïne du New-York d'aujourd'hui :
"A torn bill from Les Misérables tumbles down the cracked, urine-stained sidewalk. A streetlamp burns out. Someone in a Jean-Paul
Gaultier topcoat takes a piss in an alleyway. Steam rises from below the streets, billowing up in tendrils, evaporating. Bags of frozen garbage line the curbs. The moon, pale and low, hangs just above the tip of the Chrysler Building. Somewhere from over in the West Village the siren from an ambulance screams, the wind picks it up, it echoes then fades."
(Une affiche déchirée des Misérables tombe en lambeaux sur le trottoir fendu, taché d'urine. Un réverbère s'éteint. Quelqu'un en manteau Jean-Paul
Gaultier pisse dans une allée. de la vapeur monte de dessous les rues, et s'évapore en tourbillon comme une plante grimpante. Des sacs d'ordures gelées sont alignés sur le rebord du trottoir. La lune, pale et basse, est suspendue juste au-dessus du building Chrysler. Quelque part, au-delà de West Village, la sirène d'une ambulance hurle, le vent l'emporte, se fait écho puis disparaît.)
Enfin il faut noter que le héros de Patrick est
Charles Manson et d'autres tueurs en série.
Allégorie du capitalisme sauvage, Moloch moderne, certes, Patrick est d'autant plus dangereux qu'il veut se conformer au monde dans lequel il évolue : “Iwant to fit in” (Je veux m'adapter) dit-il à Evelyn, la seule fille qui pourrait le sauver de ses turpitudes. L'une des valeurs qu'il met par dessus tout c'est justement ce conformisme. Quand on sait ce que BEE dit de
American Psycho dans Luna Park , on comprend mieux que Patrick Bateman est une résurgence de l'esprit de son père, celui de son obsession du statut social. Il a perdu son âme pour avoir voulu s'adapter au monde, thème très faustien finalement :
"It did not occur to me, ever, that people were good or that a man was capable of change and that the world could be a better place through one's taking pleasure in a feeling or a look or a gesture, in receiving another person's love or kindness. "
(Il ne m'est jamais venu à l'esprit que les gens étaient bons ou qu'un homme était capable de changer et que le monde pourrait être un endroit meilleur pour prendre plaisir à un sentiment, un regard ou un geste en recevant l'amour et la bonté d'une autre personne)
La lecture d'
American Psycho peut parfois soulever le coeur à certains moments mais la façon dont l'auteur a de semer des détails de la lente destruction vers l'horreur et la sauvagerie de son personnage sous forme de journal intime presque répétitif , fait de chapitres courts et prenants, réussit à capter le lecteur et d'en faire un témoin malgré lui.