Je pige mal cette évacuation de la question de la « lisibilité » du poème et en même
temps, dans le même mouvement, cette affirmation d’une articulation réelle au social et
au politique. Je ne comprends pas cette façon d’éthérer la langue en même temps qu’est
revendiquée une portée, une efficacité du poème, bref un engagement. C’est revenir à la
question simple : qui s’adresse à qui, et d’où ? Écrivant cela, je ne critique pas la
démarche : elle doit avoir son sens, c’est-à-dire son objectif et ses moyens adaptés.
Mais je m’interroge sur qui paie quoi, au bout. Le verbe « payer » fait sale, je sais.
Réaffirmer l’évidence : on ne lit ni n’écrit en dehors d’une situation précise. Vivre
prime : c’est peut-être heureux, tout dépend de vivre. Mais c’est un fait.
La poésie en s’écrivant crée continuellement sa propre poétique, en perpétuel travail.
Quand la théorie, dans un souci louable de compréhension, fixe, elle est déjà au moins
partiellement fausse, dépassée par le poème qui vient et outrepasse la théorie
précédente. La poétique ne pourrait donc s’occuper que des œuvres mortes, closes,
achevées, sans même être sûre de la validité définitive de ce qu’elle avance.
Un poète n’a donc pas à s’encombrer de cadre théorique, il doit écrire. Je ne sais pas ce
que sera mon poème avant d’avoir fini de l’écrire ; j’avance dans un mouvement que je
ne comprends qu’après coup, et encore pas totalement. Par contre, je connais mes
moyens, et sais quelle musique je veux entendre. Mon travail vise cela, tente de
s’ajuster au plus près de cette espèce de petite musique que j’ai en tête. Que tout poète
soit aussi un critique, c’est clair, et bien avant Baudelaire. Il ne peut y avoir œuvre sans
capacité d’autocritique, mais les critères de jugement sont flous, parfois informulés. On
se corrige par intuition bien plus que par une connaissance claire ; ce qu’on a écrit sonne faux, ne va pas, ne peut rester ainsi. On avance ainsi par tâtonnements, essais, sans idée
directrice à proprement parler, mais guidé par une volonté très forte de justesse. J’écris
au bout de moi, sans contrainte consciente, sans but sinon celui d’être le plus disponible
possible, pour que la force trouve d’elle-même sa forme. Si j’échoue à ce moment, je ne
pourrai récupérer le poème, même en y mettant toute mon énergie : il sera fichu, hors de
ma portée.
La situation est très différente lorsque je lis autrui, dans une distance qui facilite la prise
et l’analyse. Il y a peut-être aussi quelque chose de didactique dans cette démarche :
l’envie de donner envie de lire, en balisant mon trajet de lecture. Rien de cela pour mes
propres poèmes : si je vise une rencontre auteur / lecteur, elle reste muette, sans
explication. (p. 72-74)
JE TRAVAILLE ET JE VOIS, APRÈS
Extrait 1
Je travaille et je vois, après.
Je travaille sans voir – je vois parce que je travaille.
Je travaille. A force, je vois un peu, parfois. Il ne faut
pas en demander trop.
Extrême lenteur. Labour.
Je laboure et vois après ce qui a été retourné – terre,
ciel, morts, vifs, mots…
Labeur.
Je retourne toujours les mêmes mots ou peu s’en faut,
comme si j’avais besoin d’aller au bout de ça, comme
si je pouvais en finir.
Je pose le mot ciel, le mot sang : je le pose là, je l’aligne
et le laisse posé jusqu’à ce qu’il se défasse, pourrisse,
poudroie et ne laisse rien que cendre, poussière, sable
de ciel et de sang.
…
//Antoine EMAZ nous a quitté le dimanche 3 mars 2019.
Faire sens n’équivaut pas à avoir une signification, soit. Par contre, ce qui ne fait pas
sens n’a pas de signification ; je le saisis seulement comme un travail routinier du
signifiant. Il serait peut-être plus simple de dire que lorsque je ne comprends pas du tout
un poème (et je ne vois pas quelle honte il y aurait dans cet aveu d’un fait), il ne fait pas
sens pour moi sinon celui justement de ne pas faire sens. Mais on admettra facilement
mon droit de lecteur à ne pas lire cent pages pour me convaincre que là, dans ce livre, je
et seulement je n’ai rien à comprendre. Dix pages suffisent pour cela.
Par contre, ce que je comprends un peu, ce que je comprends assez, ce que je
comprends beaucoup, fait sens pour moi.
Entendre par « comprendre » ma capacité à entrer en écho, via le poème, avec une
expérience humaine. (p. 77-78)
Écrire, c’est peut-être risquer une parole en deçà de la question, avant ce qui deviendrait
question si l’on travaillait dans l’ordre de la pensée, peut-être. Saisir sans comprendre ?
La formulation ne va pas, mais ce qu’elle vise est juste. Il s’agit bien de saisir un
mouvement de vivre, comme un remous, une convulsion, un soubresaut, une tension
brusque… On ne localise pas forcément ce qui se passe, mais il y a bien cet essorage
brutal et sans mots. Le poème, alors, c’est tenter de voir. (p. 22)
Écrire, c’est peut-être risquer une parole en deçà de
la question, avant ce qui deviendrait question si l’on
travaillait dans l’ordre de la pensée, peut-être. Saisir
sans comprendre ? La formulation ne va pas, mais
ce qu’elle vise est juste.