Un rhinocéros jeune et fort
Disait un jour au dromadaire :
Expliquez-moi, s’il vous plaît, mon cher frère,
D’où peut venir pour nous l’injustice du sort.
L’homme, cet animal puissant par son adresse,
Vous recherche avec soin, vous loge, vous chérit,
De son pain même vous nourrit,
Et croit augmenter sa richesse
En multipliant votre espèce.
Je sais bien que sur votre dos
Vous portez ses enfants, sa femme, ses fardeaux ;
Que vous êtes léger, doux, sobre, infatigable ;
J’en conviens franchement : mais le rhinocéros
Des mêmes vertus est capable.
Je crois même, soit dit sans vous mettre en courroux,
Que tout l’avantage est pour nous :
Notre corne et notre cuirasse
Dans les combats pourraient servir ;
Et cependant l’homme nous chasse,
Nous méprise, nous hait, et nous force à le fuir.
Ami, répond le dromadaire,
De notre sort ne soyez point jaloux ;
C’est peu de servir l’homme, il faut encor lui plaire.
Vous êtes étonné qu’il nous préfère à vous :
Mais de cette faveur voici tout le mystère,
Nous savons plier les genoux.
POISSON VOLANT
Certain poisson volant, mécontent de son sort,
Disait à sa vieille grand-mère :
« Je ne sais comment je dois faire
Pour me préserver de la mort.
De nos aigles marins je redoute la serre
Quand je m’élève dans les airs,
Et les requins me font la guerre
Quand je me plonge au fond des mers. »
La vieille lui répond : « Mon enfant, dans ce monde,
Lorsqu’on n’est pas aigle ou requin,
Il faut tout doucement suivre un petit chemin,
En nageant près de l’air et volant près de l’onde. »
p.148
Fable - L'aveugle et le paralytique -Jean-Pierre Claris de Florian