Idées noires est une série en deux tomes (dont un en format à l'italienne en A5) ou une intégrale, ayant fait l'objet de plusieurs éditions, chez
Fluide Glacial, J'ai Lu ou Dupuis.
La préface est signée par
Marcel Gotlib. Delporte appose avant chaque gag un aphorisme ( un peu casse bonbon Ndlr).
Après sa dépression qui le poussa à arrêter sa série phare Spirou et Fantasio,
Franquin, en parallèle à sa série principale Gaston, commença à dessiner pour le supplément du magazine Spirou nommé le Trombone illustré. Dans les pas de leurs confrères de
Fluide Glacial et Métal Hurlant, partageant également les interventions de
Gotlib, ce supplément de huit pages mettaient en scène une bande dessinée plus adulte, acerbe et caustique.
Tout comme
Hergé avant lui qui connut une grave crise qui le poussa à faire sa catharsis avec Tintin au Tibet,
Franquin ne pouvait plus dessiner de décors, ni s'occuper de ses personnages : vingt ans de Spirou, qu'il avait tellement enrichi, avaient eu raison de sa motivation.
Griffonnant des monstres de cauchemars lorsqu'ils s'ennuyait en réunion, et désirant rompre avec tous les canons de la bd franco-belge, les Idées noires s'imposèrent dans cette période sombre et pessimiste de la fin des années 70 : crise pétrolière, mouvement punk, fin des trente glorieuses…
Sous des formats divers, allant du strip à la planche complète,
Franquin y crée Les idées noires, une série sans héros ni personnage récurrent (à une exception près) mais possédant une bible graphique minimale et immédiatement reconnaissable : des dessins à l'encre de chine la plus noire, de larges aplats noirs, des décors presque inexistants et aucune couleur.
J'ai oublié à quand remonte mon premier contact avec cette série, mais elle arriva si tôt que son impact est indélébilement gravé en moi. Car le trait de
Franquin y est celui des derniers Gaston, fourmillant de détails et plein d'énergie, mais coupé de tout relief rassurant. Pour un auteur de bd jeunesse, ce mariage d'un style longuement affiné à celui d'un humour dévastateur et dérangeant réussit magistralement à faire passer des messages forts mais également très désabusés.
Les idées noires présentent comme son nom l'indique des situations comiques sous le signe de l'humour noir, uniquement. Les chutes font mal, le bien ne triomphe jamais, la galerie ici décrite décline tout ce que la race humaine peut engendrer de pire : violence, injustice, bêtise, irrespect de la vie, des êtres et de la Terre, capitalisme inhumain, manque d'empathie, multiplication de l'égoïsme, de l'hypocrisie, de l'ignorance.
Grand amoureux des animaux,
Franquin les met en scène avec beaucoup de cruauté. Il leur offrent une vitrine revancharde sur le genre humain tout en fustigeant ceux qui les idéaliseraient : le chien qui pleure sur la tombe de son maître n'a pas compris qu'il ne le reverrait plus, mais attend patiemment que quelqu'un lui rende la baballe prisonnière du cercueil…
Défouloir autant que réflexion sur une société liée au pétrole, à la peine de mort et au surarmement, les Idées noires restent pourtant d'actualité, aucun travers dénoncé n'ayant disparu de nos jours. En fait, il en manque même de nouveaux tant les moyens de se comporter inhumainement se sont développés depuis une quinzaine d'années.
Pourtant, ces strips se lisent et se relisent à l'infini, la qualité de ces blagues s'élevant au meilleur niveau des gags de Gaston. Et puis, malgré tous leurs défauts, tous les humains représentés ont des réactions absolument naturelles : dans leurs mouvements, leurs trognes, leurs dialogues, tout sonne vrai bien que le trait exagère tout.
Un boxeur qui décolle du sol sous les coups de son adversaire entend son entraîneur lui parler de son jeu de jambes : c'est irrésistible de non-sens et d'idiotie. Un vendeur d'armes qui, après avoir déclamé son catalogue de missiles anti-missiles et anti-anti-missiles, se demande pourquoi certains lui achètent encore des missiles ; le bon chasseur utilise la cartouche PANDAN-LAGL (lire « la gueule ») ; la pollution, la science et l'utilisation de l'atome sont le coeur de plusieurs gags sans jamais être répétitifs.
Les monstres des contes prennent vie dans l'obscurité des forêts comme dans la jungle urbaine.
Franquin et ses comparses (Delporte,
Roba,
Gotlib entre autres) traquent les moindres insanités dans un monde en négatif : décors blancs et personnes noires.
Même si cela est vierge de toute actualité politique et de caricature de personnes vivantes, ces planches auraient eu leur place dans Hara-Kiri, voire dans le
Charlie Hebdo de nos jours. La bêtise humaine n'ayant pas été éradiquée, les Idées noires restent des rappels lucides et méchants de nos pires travers, des aberrations du monde moderne et des peurs universelles.
Relire les Idées noires, c'est aussi être toujours épaté par l'optimisme de
Franquin. Il a beau ne pas prendre de gants avec les chasseurs et les militaires, il parvient à nous faire rire et à faire vivre ses personnages à usage unique, à les rendre vivants en distillant des détails triviaux mais nécessaires. Malgré l'aspect aride de ces planches, elles fourmillent d'informations et prouvent qu'un artiste est surtout un spectateur et observateur. Mais à la longue, cela peut rendre cynique…
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