Political Order and Political Decay: From the Industrial Revolution to the Globalization of Democracy

Francis Fukuyama est devenu célèbre en 1989 en prophétisant la « fin de l'histoire ». Sa thèse a été vertement moquée faute d'avoir été comprise. La « fin de l'histoire » ne signifiait pas la fin des événements ou des conflits – les guerres en Yougoslavie, en Afghanistan ou en Irak auraient eu tôt fait de démontrer l'inanité d'un tel optimisme – mais la victoire idéologique de la démocratie de marché. Vingt-cinq ans après la chute du mur, force est de reconnaître à cette thèse un fondement de vérité. Après une « troisième vague » de démocratisation consécutive à la chute du mur, le monde en a connu une quatrième avec les printemps arabes – aux lendemains certes encore incertains : on compte aujourd'hui plus de 120 États démocratiques contre une trentaine seulement au début des années 70. Plus important : ni le capitalisme d'Etat chinois, ni l'autoritarisme poutinien, ni le jihadisme salafiste n'offre au monde une alternative crédible et séduisante au modèle de la démocratie de marché.
La fin de l'histoire étant ainsi définie, comment l'atteindre ? Pour reprendre les termes de Fukuyama, comment devient-on danois, le Danemark étant – curieusement – posé en modèle d'harmonie entre les trois composantes d'un ordre politique stable : une bureaucratie efficace, le respect par tous de la règle de droit et la participation démocratique à la décision publique ? Fukuyama consacre pas moins de deux impressionnants volumes à cette question. le premier, paru en 2011, remontait à la préhistoire et s'achevait à la Révolution française. le second court sur plus de 600 pages et constitue un monument d'érudition et de didactisme.
La réponse la plus simple est celle fournie par la théorie de la modernisation selon le modèle suivi par la Grande-Bretagne depuis la Révolution industrielle : la croissance économique provoque des évolutions sociales qui conduisent à des revendications politiques. Ce modèle est, hélas, trop simple. Samuel Huntington, qui fut le professeur de Francis Fukuyama à Harvard, en avait eu l'intuition dès 1968. Francis Fukuyama approfondit la thèse défendue par son mentor dans "Political order in changing societies" et montre que les voies du développement sont plus complexes.
La croissance économique ne produit pas toujours la démocratie comme le montre Singapour ou la Chine. Inversement, la démocratie ne suffit pas à garantir le développement ainsi qu'en attestent les trajectoires indienne ou africaines. Si l'on isole l'ordre politique proprement dit et ses trois composantes, toutes les combinaisons sont possibles : la Prusse a créé une administration wébérienne avant de devenir une authentique démocratie, la Grande Bretagne a inventé l'Habeas Corpus avant de se doter d'une bureaucratie digne de ce nom ; les États-Unis ont au contraire développé une méfiance séculaire du pouvoir exécutif au nom de la liberté individuelle. Cette pluralité de trajectoires est un obstacle à la formulation de politiques prescriptives : le nation building ne connaît ni one-best-way ni one-size-fits-all.
Ces trajectoires ont abouti à la constitution d'États démocratiques. Mais une même dénomination cache bien des disparités. Les démocraties « illibérales » sont plus souvent formelles que substantielles : la tenue régulière d'élections et l'existence de partis politiques ne suffisent pas à faire une démocratie. Nombre d'États démocratiques sont à la fois iniques et inefficients. Ces maux n'affectent pas seulement quelques pays en développement. Fukuyama fustige le déclin du modèle américain qui, à force d'avoir multiplié les contre-pouvoirs par peur d'une dérive autoritaire du maître de l'exécutif, s'est transformé en « vétocratie » incapable de réformes audacieuses. Pour autant, l'auteur de « La fin de l'histoire » ne va pas jusqu'à brûler ce qu'il a adoré : la démocratie de marché, malgré toutes ses tares, reste l'horizon indépassable de notre temps.