Danser les ombres

La même politesse profonde, respectueuse pour qui vient là et se soucie d'eux. Il a tout retrouvé. Il n'était pas retourné dans ces quartiers depuis si ;ongtemps... Haïti est là. Le sourire d'Haïti. Celui qui n'a rien à offrir qu'un peu d'eau et l'hospitalité d'une chaise.

Comme ils ne jouaient jamais d'argent ("Les Américains ont imposé leur tripot dans toute la Caraïbe pour faire avec nous ce qu'ils avaient déjà fait avec les Indiens : nous aliéner !" disait le Vieux en crachant par terre), chaque fois que quelqu'un perdait une partie [de dominos], il devait se pincer l'avant-bras avec une pince à linge qu'il accrochait à sa peau et conservait jusqu'à la fin du jeu. Il n'était pas rare, après une heure ou deux, de voir le bras d'un joueur couvert de pinces à linge, se mordant les lèvres pour ne pas crier. (p. 104)

Personne n'avait remarqué que les oiseaux s'étaient tus, que les poules, inquiètes, s'étaient figées de peur. Personne n'avait remarqué que le monde animal tendait l'oreille, tandis que les hommes, eux, continuaient à vivre.
Mais d'un coup, sans que rien ne l'annonce, d'un coup, la terre, subitement, refusa d'être terre, immobile, et se mit à bouger ...
Durant trente-cinq secondes qui sont trente-cinq années ...
... A danser, la terre ...
... A trembler.

Comment jouir de l'instant lorsque vous êtes traversé de regret, de nostalgie ?

Les américains ont imposé leur tripot dans toute la Caraïbe pour faire avec nous ce qu'ils avaient déjà fait avec les indiens : nous aliéner

Comment jouir de l'instant lorsque vous êtes traversé de regret, de nostalgie ? Et inversement, ne vous est-il jamais arrivé d'être heureux à l'évocation d'un bonheur passé ?

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Dans les rues de Port-au-Prince, partout, on aligne les morts le long des trottoirs. Eux, ici ; ils veulent aligner des vivants, de toute leur force, en sortir le plus possible, pour qu’il soit des rues, dans cette ville tremblée, où les cris de joie sont plus forts que les pleurs, et où les hommes, face à la colère des sols, peuvent se dire à eux-mêmes que malgré leur petitesse, malgré leur fragilité, ils ont gagné.

Le peuple de Port-au-Prince fuit les constructions. On va chercher un dernier vêtement en toute hâte, sans s'éterniser, on sort les matelas dehors, pour dormir sur le trottoir. On ferme la porte à clef et l'on prie pour avoir encore une maison à ouvrir dans quelques jours, quand tout sera fini. Une ville entière, dehors, parle, se répète les mêmes informations, demande des nouvelles d'un tel ou un tel, s'interroge : est-ce que l'armée fait quelque chose ? ... Et le monde extérieur, est-il au courant de ce qui nous arrive ? ...

"Que la vie soit joyeuse ou rude...mais qu'elle soit intense."

...
_ Il n'y a que l'instant ! répétait avec véhémence le Vieux. Il tapait du plat de la main sur la table pour donner plus de force à ses mots. Que l'instant !
_ Ça ne tient pas ! rétorquait le facteur Sénèque qui n'en démordait pas.
_ Ah non ?
_ Non.
_ Crois moi, Sénèque , le bonheur est dans l'instant et nulles part ailleurs. A mon âge, on le sait !
_ Le Vieux a raison, dit Pabava avec placidité. Les Grecs le disaient déjà !
Mais le facteur ne se rendait pas.
_ Mais le facteur ne se rendait pas !
_ J'y croirais volontiers à vos histoires d'instants, s'il n'y avait pas la mémoire...
Les deux compères se turent, surpris par l'argument de leur ami. Le facteur se hâta de poursuivre.
_ L'instant, d'accord. Si nous étions des êtres sans aucun souvenir, alors, oui. Va pour le bonheur comme une succession d'états de plaisir, de douceur, Mais il y a la mémoire, mes amis. Pourquoi sommes-nous dotés de mémoire si nous sommes voués à l'instant ?...