Pour seul cortège, par
Laurent Gaudé. Demande-t-on à un livre ou à un auteur autre chose que nous faire rêver, nous charmer, voire nous envoûter ?
Laurent Gaudé a-t-il réussi cet exploit, s'emparer d'une histoire, d'un moment de l'Histoire – la mort d'Alexandre le Grand, grand conquérant macédonien du quatrième siècle avant notre ère – et « l'écrire », en faire son histoire ? Alexandre a conquis le monde, Athènes, l'Anatolie, l'Égypte, l'Asie Mineure, – alors dominée par les Perses, à la tête desquels est le roi Darius III –, et pousse son Empire jusqu'aux confins indiens. Après les « Noces de Suze » au cours desquelles, déjà marié à la perse Roxane, il a pris une seconde épouse, Statéira, fille de Darius. Dans la foulée, et dans un but de rapprochement, d'intégration des peuples (!), il a « marié » tous ses soldats à des femmes perses ou indiennes, et en particulier, son grand ami Héphaistion à Dryptéis, autre fille de Darius qui fut rapidement veuve.
L'histoire n'est pas racontée ainsi, elle n'est qu'évoquée au fil du récit. Il faut la reconstituer, mais qu'importe, l'Histoire (avec son grand H), avec ses faits et des dates, n'est pas le sujet.
Alexandre mort – d'une fièvre ? d'empoisonnement ? –, ses généraux se disputent l'Empire, Roxane fait assassiner Statéira, prête à enfanter et donner ainsi un successeur à Alexandre, tandis que sont organisées les obsèques du grand conquérant. Son corps doit être ramené en Macédoine, et une grande procession se met en route, menée par Dryptéis, personnage majeur de retour d'un exil volontaire, rappelée par Alexandre peu avant sa mort. Ptolémée, qui s'est promu roi d'Égypte, réalise que sa légitimité sera renforcée par la possession du corps d'Alexandre, s'empare du catafalque moyennant un carnage dans le cortège, avec l'intention de bâtir un tombeau digne de son occupant. En accord avec Dryptéis, il garde le sarcophage en or, qui suffit pour le monument funéraire, et lui laisse le corps.
Réduit à quelques fidèles, Dryptéis et quatre compagnons d'Alexandre, amis authentiques et désintéressés, le cortège entame son dernier voyage, vers l'Est où se trouve la « tour du silence ». le corps a fini son périple, mais l'esprit demeure.
La poésie de Gaudé allie sagesse et divination. Ses véritables héros sont Alexandre – vivant, mort, réduit à son esprit –, Dryptéis, Éricléops, le chevalier décapité qui rode aux confins de l'Empire. Tous prennent la parole, tous savent ce qui va se produire et anticipent. Restant fidèles à eux-mêmes, ils se jouent de la mort, en survivant après qu'elle les a fauchés. Dans les replis de leurs âmes se niche un pouvoir magique.
Laurent Gaudé raconte-t-il une histoire, celle de l'après-Alexandre ? Romance-t-il l'Histoire ? Fait-il un poème de cette épopée ? Rien de tout cela : l'auteur, dans un style qui lui est propre – utilisation du présent, de phrases courtes, simples, rythmées, musicales, de répétions – plonge dans une époque, en dégage les personnages qui animent la scène et le décor, manie leurs relations, remanie leurs actions, se soucie d'une certaine vraisemblance tout en nous projetant au-delà, et finalement superpose une légende à la légende, en restant fidèle à ce qui fonde une morale, l'amour et le devoir, le respect de soi et la fidélité.
Un beau texte.