Le lecteur de Heidegger et de Wittgenstein peut se retrouver tenté d'assimiler les philosophies de ces deux auteurs majeurs : les deux semblent engager un arrière-plan (le monde ambiant pour Heidegger, le contexte pour Wittgenstein), entretenir un rapport spécifique au silence (l'être qui n'est pas l'étant pour Heidegger, le mystique pour Wittgenstein) et même une conception du langage similaire (le système de renvois pour Heidegger, le jeu de langage pour Wittgenstein). C'est du moins ce qu'a conçu une certaine tradition depuis Dreyfus. Pourtant, à en croire
Charlotte Gauvry, le phénoménologue et le logicien divergent fondamentalement sur la conception de ces notions. Les différences apparaissent au lecteur non immédiates mais fondamentales. Disons pourtant, pour parler de notre sentiment, que la différence s'inscrit dans une problématicité commune, et cette étude le montre elle-même, par sa propre consistance. La tradition de rapprochement entre ces deux auteurs doit-elle alors parler du Wittgenstein et du Heidegger historiques ou bien analyser une portée originale de cette problématicité ?
Les textes mobilisés sont surtout les cours du premier Heidegger et les Recherches philosophiques du second Wittgenstein. L'ouvrage est très bien référencé, et il serait très mal venu de remettre en cause son sérieux.
Heidegger entend le monde ambiant comme déjà significatif et même si, à partir d'Etre et Temps, c'est plutôt sa non-significativité qui s'instaure, frappe le Dasein d'angoisse, il n'en reste pas moins que le monde ambiant constitue un système de renvois préalable à partir duquel le discours rationnel retranche des éléments pour établir un contenu sémantique. C'est différent chez Wittgenstein : le contexte est internalisé au sein même de cette sémantique sans supposer une ontologie mondaine. le contexte n'est pas monde ambiant. Les défenseurs de l'herméneutique, comme
Habermas, ont d'ailleurs reproché à Wittgenstein de manquer les dérèglements du langage et le fait que l'application des règles requiert sa propre interprétation, une réflexivité. Pour Gauvry, ces critiques n'ont pas de portée : l'application des règles de Wittgenstein n'est pas une simple mécanique, et la compréhension herméneutique serait prisonnière d'un réquisit d'horizon trop général du point de vue wittgensteinien, c'est-à-dire qu'elle manquerait la spécificité de l'application.
Heidegger conteste la primauté du sens logique au profit d'une structure mondaine. Wittgenstein confère à la genèse contextuelle du sens une primauté, sans monde déjà significatif avant l'usage linguistique. Heidegger considère une structure anté-prédicative de l'en-tant-que. Wittgenstein, au contraire, rejette le représentationnalisme, considère l'irréductibilité des manières de s'exprimer à une telle structure, et considère l'usage dans l'attribution elle-même. Heidegger considère un mode privatif de l'énoncé, une perte de la sensibilité à l'usage dans le logos. Wittgenstein fait de la sémantique elle-même quelque chose de sensible à l'usage. Les deux, cependant, généralisent l'usage des indexicaux à tout terme, avec néanmoins cette différence que Wittgenstein n'exploite pas de thèse ontologique. Pour Wittgenstein, le contexte se manifeste dans la rupture, le voir-comme est toujours contraste par rapport à un usage et à un voir (c'est une remarque conceptuelle et non psychologique) et ne se présente pas comme le paradigme du voir en général, comme chez Heidegger.
Il reste que l'on peut approcher Heidegger et Wittgenstein sur le plan de la normativité.
Charlotte Gauvry reconnait une pertinence à cette démarche, en ce qu'elle interroge la notion de normativité, mais n'autorise pas l'identification des deux corpus.