Nous sommes restés longtemps à discuter, sur la place de Vizitsa. Les autres tables se vidaient peu à peu autour de nous ; souvent, au moment de partir, ceux qui les avaient occupées venaient saluer Aphroditi. Chaque fois, elle me les présentait, m'informant en français de son degré de parenté avec eux ou, plus rarement, de l'ancienneté de l'amitié qui liait leurs familles respectives. Une partie des propos échangés m'échappait, mais je ne me méprenais pas sur le caractère excessif des éloges qu'elle leur faisait à mon sujet. Ils me valaient de leur part, l'instant d'après, des congratulations à la même démesure.
Depuis, je me suis habitué à ces démonstrations ; je m'en passerais désormais difficilement et une manifestation de considération discrète, telle qu'on le pratique chez nous, me paraît relever de l'indifférence, sinon du mépris.
Mais le plus important, ce jour-là, était ailleurs. Je ne l'ai pas compris tout de suite. Je l'ai réalisé quand, de retour chez moi, je me suis repassé le film de cette journée exceptionnelle. Quelque chose était arrivé, que je n'avais pas encore saisi. Cela allait bien au-delà d'un bon moment partagé par deux vieilles connaissances heureuses de se retrouver. La sympathie qu'elle me portait était réelle ; nous avions toujours eu de bons rapports professionnels, et elle avait été sensible à l'affection véritable que je portais à son pays. Cela justifiait son invitation. Cependant – je ne sais à quel moment cela s'était produit – au cours de cette longue après-midi, elle avait décidé de m'offrir davantage. Pas encore, sans doute, son amitié ; l'amitié est de construction plus lente et mystérieuse. Non, je pense qu'elle m'avait jugé digne de devenir – un peu – grec, et pour cela, de m'entrouvrir des portes que jusqu'à cet instant, je n'avais pas su pousser.