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Critique de Presence


Cette édition regroupe les 2 premiers tomes de la version antérieure.

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- Unwritten Vol. 1: Tommy Taylor and the Bogus Identity : épisodes 1 à 5 initialement parus en 2009. le scénario est de Mike Carey, et les illustrations de Peter Gross.

L'histoire commence par 3 pages de livres illustrés racontant un combat homérique entre Tommy Taylor, ses 2 compagnons (Sue Sparrow et Peter Price) et son animal familier (Mingus, un chat ailé) contre un sorcier nommé Count Ambrosio. Il s'avère qu'il s'agit du treizième tome des aventures de ce héros, écrit par Wilson Taylor qui s'est inspiré de son fils Thomas pour inventer son personnage. Cet auteur a disparu depuis plusieurs années, bloquant sa fortune de telle sorte que son fils ne puisse pas en profiter. Thomas (en abrégé Tom) bénéficie des conseils de Rupert Bayard Swope (un agent littéraire) qui lui organise des tournées de signatures des livres de Tommy Taylor, et des interventions lors de conventions sur ce personnage dont la renommée dépasse celle d'Harry Potter. Pendant l'une de ces séances questions réponses, un individu le prend à partie prétendant être le Comte Ambrosio. Puis Lizzie Hexam (une jeune femme) brandit des documents attestant du fait qu'il n'est pas le fils de Wilson Taylor. Tom Taylor va se rendre à la Villa Diodati (en Suisse), dernier lieu connu où a séjourné son père. le dernier épisode est consacré aux choix de carrière de Rudyard Kipling (1865-1936), l'auteur du Livre de la jungle, mais aussi le chantre de l'impérialisme britannique.

Ça commence comme un plagiat d'Harry Potter, ça continue comme une évocation des livres à succès de la littérature pour la jeunesse (une série en 13 tomes, comme celle des désastreuses aventures des orphelins Baudelaire). Puis cela se transforme en une déclaration d'amour à la littérature, pour passer par une mise en abyme moqueuse et superficielle des auteurs de romans d'horreur (avec un petit pastiche sauce horreur de Tommy Taylor, ce que les anglophones qualifient de "fan fiction"), pour finir par un épisode consacré à Rudyard Kipling, sans aucune participation des autres personnages des 4 premiers épisodes. le moins que l'on puisse dire est qu'il s'agit d'un début de série à nul autre pareil.

Mike Carey n'en est pas à son coup d'essai en matière de comics : il a déjà à son actif un passage remarqué sur la série "Hellblazer", l'écriture de la série Lucifer (une série puisant ses racines dans celle consacrée à Sandman par Neil Gaiman), des miniséries telles Crossing Midnight, et même un passage conséquent sur "X-Men legacy" (à commencer par "Supernovas"). Peter Gross avait déjà travaillé avec lui sur la série "Lucifer" et sur d'autres séries publiées par Vertigo comme Testament (West of Eden) de Douglas Rushkoff.

Il est évident dès les premières pages que Carey embarque le lecteur dans un voyage qui lui tient à coeur. Rapidement il apparaît que le thème central de ce premier tome est le pouvoir de l'écriture et le métier d'écrivain. À plusieurs reprises, Carey évoque la magie de l'acte consistant à utiliser le langage. Il met en scène le rapport du langage à la réalité en reprenant les principes philosophiques établis par Platon dans Cratyle, mais aussi en se servant du mythe de la caverne (dans "La République") pour exposer le principe moteur de son récit. Il s'agit donc d'un auteur écrivant sur l'art d'écrire de façon cultivée. Carey n'hésite pas à varier les formes de son récit : majoritairement une bande dessinée avec irruption de livre illustré, d'acrostiche, de facsimilé de page web d'informations, de conversations en ligne, de journal intime, etc. Chacune de ces formes vient enrichir la narration de manière naturelle.

Dans le fond, Carey ne se contente pas d'évoquer Platon, il confère à Tom Taylor un savoir dispensé par son père : les lieux géographiques réels qui ont servi d'inspiration à des auteurs classiques tels que Charles Dickens, George Orwell, Arthur Conan Doyle, etc. Il insère une rapide analyse de la source de l'horreur dans "Frankenstein" de Mary Shelley, et il finit par une évocation de la carrière d'écrivain de Kipling pendant un épisode.

Ces particularités finissent par créer une tapisserie impressionnante, mais aussi très partielle. le lecteur a l'impression que le récit change de direction à chaque épisode. le thème du rapport du langage à la réalité reste présent, à chaque fois abordé sous un autre angle. Carey sait rester original du début jusqu'à la fin : contrairement à ce que peut laisser penser le résumé, le lecteur n'a pas l'impression d'une variation anodine sur la perméabilité entre réalité et fiction à la manière de la Rose pourpre du Caire ou de la bibliothécaire d'Anne Gudule, ou encore L'affaire Jane Eyre de Jasper Fforde.

De son coté, Peter Gross fait de son mieux pour créer des illustrations discrètes en phase avec les différentes formes du récit. Pour les illustrations des passages du livre fictif de Tommy Taylor, il joue le jeu de l'image pour elle-même, à faible valeur de narration séquentielle. Pour les passages de bande dessinée classique, il utilise un style détaillé et simple. Il ne s'appuie pas sur un luxe de détails obsessionnels, mais sur des formes légèrement épurées pour une assimilation rapide à la lecture, tout en insérant des détails dans les décors et les accessoires pour les rendre uniques. Il subsiste quelques passages dans lesquelles les décors disparaissent (surtout lorsque les dialogues durent plus d'une page dans les épisodes 3 & 4). Il modifie son encrage en l'allégeant lorsqu'il met en images une adaptation d'un passage du Frankenstein de Mary Shelley, ou à l'occasion du journal intime de Kipling pour le cinquième épisode. Ses compositions visuelles sont suffisantes pour donner à voir les actions des personnages ; elles sont parfois un peu fades et restent en retrait par rapport au récit.

Par contraste les couvertures de Yuko Shimizu sont très sophistiquées et apportent un supplément d'imagination aux situations décrites.

Ce début de série ne ressemble à aucun autre. Mike Carey invite le lecteur à un voyage cultivé au coeur de la création littéraire et du maniement du langage. Il part de références culturelles populaires partagées par tous pour initier le voyage de Thomas Taylor vers ses origines. La mise en images est compétente et totalement asservie à cette histoire qui change de direction d'épisode en épisode. Il n'est pas possible de prévoir quelle orientation prendra la série par la suite. Les 5 étoiles correspondent surtout à l'originalité du récit, malgré l'impression d'éparpillement.

Pour l'anecdote, Mike Carey a indiqué dans une interview qu'il s'est inspiré d'une autobiographie de Christopher Milne pour la situation de départ de Thomas Taylor. Il s'agit du fils d'Alan Milne, l'auteur de Winnie l'Ourson, qui s'est inspiré de son fils pour le personnage de Jean-Christophe (Christopher Robin).

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- The Unwritten Vol. 2: Inside Man : épisodes 6 à 12 de la série mensuelle, parus en 2010. Tous les scénarios sont de Mike Carey, et les illustrations de Peter Gross, avec des finitions de Jimmy Broxton pour les épisodes 10 & 11, de Kurt Huggins et Zelda Devon pour l'épisode 12.

Épisodes 6 à 11 - Suite au massacre dans la Villa Diodati, Tom Taylor est envoyé en prison pour détention préventive. L'une des victimes étant de nationalité française, l'état français réclame le droit de le juger, ce que lui accorde un juge suisse, trop content de se débarrasser de ce cas encombrant. Tom Taylor se retrouve dans la Maison d'Arrêt de Roncevaux. Il partage sa cellule avec Richie Savoy. Il est accueilli franchement dans la prison par Claude-Louis Chadron le directeur qui lui précise explicitement qu'il n'aura pas droit à un traitement de faveur. Tous les soirs, Chadron lit un chapitre des aventures de Tommy Taylor à ses enfants. de son coté, Lizzie Hexam interroge les livres pour savoir ce qu'elle doit faire pour venir en aide à Tom Taylor. Ce dernier continue à voir des choses étranges telles que le monstre de Frankenstein, ou même Roland (celui de la chanson de Roland).

Épisode 12 - Un lapin du nom de Pauly Bruckner essaye de s'enfuir d'un jardin peuplé d'animaux doués de parole, se comportant comme dans un livre pour enfants. Il part à la recherche d'Eliza Mae Hertford (Miss Liza).

Évidemment la scène d'ouverture avec Roland le Preux (certainement le 15 août 778) guide le lecteur sur l'intention de Mike Carey avec cette série, et ce tome en particulier. Il s'agit de parler de littérature et des liens des ouvrages avec la réalité. Il y a donc la Chanson de Roland et la question de la véracité historique, et plus tard (épisodes 10 & 11) l'utilisation abusive de le Juif Süss de Lion Feuchtwanger, et pour finir avec une parodie des contes de Peter Rabbit de Beatrix Potter. Carey réalise un numéro de funambule impressionnant. Dans sa volonté d'évoquer des monuments de la littérature, il doit prendre en compte que ses lecteurs n'ont qu'une connaissance superficielle de ces ouvrages, voire n'en ont jamais entendu parler. Il doit donc trouver le juste équilibre entre les présenter suffisamment pour que ses références aient un sens pour ceux qui ne les connaissent pas, mais sans les paraphraser ni aligner des lieux communs pour que ceux qui les connaissent n'aient pas le sentiment de lire un livre de vulgarisation à destination des enfants. Ici l'utilisation de la Chanson de Roland sert d'illustration de la manière dont un récit est construit avec une visée politique qui est oubliée au fil des siècles pour que le texte finisse par être assimilé à un témoignage de l'époque au premier degré, ce qu'il n'est pas. Pour moi, Carey a parfaitement atteint son objectif sans pédantisme : montrer comment un texte change de valeur, comment une propagande politique se transforme abusivement en un récit historique au fil du temps. L'utilisation du "Juif Süss" est tout aussi remarquable de didactisme et de concision. le lecteur a le plaisir du divertissement apporté par une aventure, tout en bénéficiant d'un à coté didactique jamais pesant. Carey donne l'envie au lecteur d'en savoir plus, ce que j'ai fait en allant consulter une encyclopédie. L'hommage à Beatrix Potter est plus rapide et sert essentiellement de ressort comique, avec toujours la mise en évidence de quelques aspects la personnalité de l'auteur. Carey met en évidence avec élégance les circonstances qui ont façonné la naissance de l'oeuvre.

Les tribulations de Tom Taylor ne se limitent pas à un prétexte pour parler de relations entre auteur, oeuvre, histoire et réalité. La nature de Thomas Taylor le rend indissociable de l'écriture, de la littérature et de l'imagination ; toutefois ses aventures constituent bien la composante principale du récit. Mike Carey a placé son personnage principal au coeur d'une intrigue à la fois facile à concevoir pour le lecteur (Thomas & Tommy sont le lien entre la réalité quotidienne et la réalité imaginée des oeuvres de fiction), et à la fois propice aux bouleversements imprévisibles. S'il est possible de discerner un affrontement manichéen entre bons et méchants, les enjeux ne se découvrent que petit à petit et les héros sont à la fois pris au piège d'une guerre de grande envergure, et capables d'actions imprévisibles pouvant en changer le cours. Carey s'amuse beaucoup à entremêler la vie de Thomas Taylor avec celle de son double de fiction par le biais des livres fictifs de son père, mais aussi par les conséquences de l'existence desdits livres (à commencer par la célébrité de Thomas) dans une forme de rétroaction qui fait que les 2 aspects se nourrissent l'un l'autre.

À nouveau Carey se montre d'une ingéniosité épatante en insérant des facsimilés de page web dans la narration. Il s'agit d'un pari risqué puisqu'un lecteur de bande dessinée a une réaction de rejet viscérale dès qu'il tombe sur une page de texte. Or dans ce contexte, ces pages internet fictives permettent à la fois de découvrir les réactions diverses du monde "réel" aux avanies subies par Tom Taylor (comme Frank Miller se servait de la télévision dans The Dark Knight Returns en 1986), mais aussi de créer une mise en abyme vertigineuse par le biais de ces pages fictives qui comprennent des liens hypertextes laissant imaginer des portes de communication vers des ailleurs toujours plus virtuels.

La page de garde qualifie Peter Gross de co-auteur, au même niveau que Mike Carey. S'il semble bien que la structure narrative et les thèmes proviennent de Carey, Gross a eu un travail de conception graphique peu commun à effectuer. Dans l'introduction du premier tome, Carey expliquait que c'était Gross qui l'avait convaincu de transformer la première scène en livre illustré avec une prépondérance des images sur le texte (plutôt que l'inverse - prépondérance du texte - qui était ce qu'avait envisagé Carey). Dans ces épisodes, le lecteur retrouve un ou deux extraits des livres de Tommy Taylor avec cette même présentation et ce style graphique un peu différent. Gross introduit des modifications dans son style pour les 2 passages mettant en scène Roland. Il effectue la mise en page pour les épisodes 10 & 11 qui se situent à une autre époque, avec Broxton qui apporte une apparence différente pour transcrire la spécificité de cette nouvelle ambiance. L'apport de Huggins et Devon est encore plus significatif pour évoquer les délicats dessins aquarellés de Beatrix Potter.

Le travail de Gross est à la fois remarquable pour la cohérence visuelle qu'il arrive à imposer malgré les éléments hétéroclites, et trompeur en apparence. Effectivement le lecteur a sous les yeux des dessins pas très jolis, parfois presque simplistes. Il a recours régulièrement au raccourci qui consiste à dessiner les décors uniquement lors de la première case d'un dialogue, puis à laisser les fonds vierges de tout élément dans la suite du dialogue. Il simplifie parfois certains détails (par exemple des éléments de maçonnerie) jusqu'à se rapprocher de l'esquisse ou d'une représentation plus symbolique que réaliste. Ces apparences parfois frustes ne gâchent pas le plaisir de la lecture car Peter Gross a développé une approche visuelle élaborée et sophistiquée, à la structure adaptée. Au-delà du dispositif basique consistant à changer le style graphique en fonction des époques et du niveau de réalité, la simplicité des formes lui permet de faire coexister les éléments les plus réalistes (vêtements ordinaires, armes à feu, chambre d'enfants avec décoration correspondante) avec les éléments les plus fantastiques tels Mingus le chat ailé ou le monstre de Frankenstein. Il n'y a pas de hiatus malgré l'hétérogénéité des parties, pas de solution de continuité visuelle entre ces 2 types d'éléments, malgré leur appartenance à des registres fictifs différents. Cette apparence parfois un peu simpliste masque l'intelligence de la construction graphique ; c'est même cette simplicité qui permet de faire exister le décor fantomatique du passé des épisodes 10 & 11, ainsi que de donner une apparence à la perversion des intentions de l'auteur, l'imposition par la force d'un faux-sens au texte, insérant un sens ulcéreux au sein du texte du "Juif Suss". C'est l'ensemble (différence de styles graphiques, simplicité apparente) qui permet de rapprocher progressivement Thomas, Lizzie et Richie, de leur contrepartie livresque (Tommy, Sue Sparrow et Peter Price).

Il s'agit donc d'un récit d'aventure facile à lire, avec une analyse complexe des relations entre la création et la réalité perçue par l'auteur. En cherchant bien, il subsiste quelques défauts : les phrases en français dans le texte sont gauches et il y a des fautes grossières dans le texte en allemand ("lied" en lieu et place de "leid" dans l'expression "Es tut mir leid;"). Mais le lecteur passe bien vite sur ces menus détails devant la découverte de l'intelligence de ce divertissement sophistiqué et vif.
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