J'ai emprunté avec
Christian Guay-Poliquin un chemin à contre-courant: j'ai débuté ma lecture de cet auteur avec son dernier roman "
Les ombres filantes, pour m'apercevoir qu'il faisait suite à "
Le poids de la neige et "Au fil des kilomètres"... Qu'a cela ne tienne, quitte à commencer par la fin et avoir le tiercé dans le désordre, autant suivre l'ordre inverse !
Après un dernier opus où le protagoniste parcourait des kilomètres, je remonte l'histoire et retrouve ce dernier, immobilisé après un accident, amorce d'un huis-clos hivernal et très enneigé.
Ce protagoniste, jamais on n'en connaîtra le prénom, ce qui participe à l'étrangeté du récit. Car
Christian Guay-Poliquin excelle à tisser une atmosphère délitée, nous immergeant dans un environnement où les codes habituels sont bouleversés, il nous déboussole en retirant habilement les repères. Il nous plonge dans un monde où, du fait d'une grande panne électrique anéantissant nos modes de vie (et de production), la vie se réorganise autrement: sans voiture, sans chauffage, sans nourriture atterrissant dans le Caddy, sans téléphone... Si l'on essayait de raisonner de façon rationnelle, la panne pourrait paraître anecdotique, ponctuelle, comme pouvant se résoudre, car une panne, cela se répare.
Or l'auteur prend le parti, comme un postulat de départ indiscutable, d'utiliser cet événement dont on sait peu de choses, comme un détonateur, un facteur de basculement d'une société organisée vers un monde chaotique. Car après tout, nos ancêtres n'ont pas toujours eu l'électricité, et les sociétés étaient pourtant structurées et fonctionnelles.
Et c'est donc toute la virtuosité de l'auteur que de nous prendre au dépourvu et nous faire accepter sans ciller cette étrange situation. Pour parachever cette déstabilisation, le narrateur nous plonge immédiatement dans la douleur, celle de ses blessures. Alors qu'il se rendait dans le village dont il est natif pour retrouver son père, il est victime d'un accident de voiture qui lui broie les jambes.
Le récit est donc, au tout début, celui d'un homme qui divague, dans la souffrance et les antalgiques, un récit comme un voile trouble devant les yeux du lecteur, où les repères se brouillent, dans un monde lui-même bouleversé et confus. L'auteur nous perd pour ensuite mieux nous emmener où il le souhaite.
Pour fixer ce désarroi, la neige commence à tomber dru et fige de son manteau glacé cette perdition.
Et pourtant de tout chaos naît un nouvel ordre. Pas tant celui recrée au village, par ceux qui ont choisi de rester, que cet ordre interne au narrateur, qui amarré à son lit et ses attelles, se tourne introspectivement vers ses ressentis et reconstitue un univers de ce petit microcosme qui l'entoure. On redécouvre les petites choses d'un quotidien au ralenti.
Le narrateur bénéficie d'un semblant d'ordre social et de solidarité, les villageois le confiant à un homme âgé, Matthias, qui n'est pas d'ici, garantissant contre les bons soins qu'il devra lui prodiguer, un ravitaillement pour ces deux êtres échoués dans une maison en périphérie du village.
C'est ainsi que débute ce huis-clos silencieux et déroutant, entre ces deux personnages contraints à la cohabitation.
Matthias, vieil homme taciturne, est un personnage paradoxal qui oscille entre sa volonté inextinguible de quitter cet endroit, pour retrouver son épouse malade dans une ville proche, et parallèlement, malgré tous ses préparatifs en vue de cette échappée, il veille jalousement sur son "patient", cet homme qui lui est un parfait inconnu, avec lequel il tisse une étrange relation, entre protection et mépris. Il ne pense qu'à partir, une fois les routes praticables, mais honore son engagement, tout en sapant régulièrement les espoirs de rétablissement de son protégé, lui assénant qu'il n'arrivera pas à s'en sortir seul. Un personnage tout en contraste : généreux dans sa parole donnée, engagé dans la guérison de cet étranger si dépendant qu'il couve presque de façon maternelle, et parfois menaçant et cruel.
Quant au narrateur, bien qu'il nous fasse partager ses ressentis, il distille un récit froid, froid comme cette neige qui maintient implacablement ses protagonistes sous sa coupe pesante: le lecteur est toujours gardé à distance, il assiste à ces journées étouffées, bâties de peu d'échanges, mais, malgré cette platitude, elles sont poétiquement amplifiées de sensations lumineuses ou obscures, de la chaleur du poêle ou du froid menaçant de l'extérieur, de la douleur insoutenable des blessures, de ce temps étiré, latent, de la convalescence, de la reconstruction, du goût des soupes et du pain noir, de la joie pantagruélique des jours de ravitaillement.
Cet auteur m'attrape encore dans ses filets: une fois de plus, il sait entretenir une attente teintée d'inquiétude, un suspens, une crainte comme une boule au ventre que la situation ne dégénère.
Christian Guay-Poliquin nous place irrémédiablement "sur le fil". Il décrit, comme deux phénomènes liés, la hausse crescendo des chutes de neige et la tension qui augmente au village, où dissensions, maladies, et pénurie de nourriture créent là aussi un huis-clos, plus large, auquel assistent de loin Matthias et "son" malade. On ne peut qu'attendre, spectateurs impuissants parmi ces mornes journées, un paroxysme inéluctable.
Mais là où l'auteur est encore plus talentueux, c'est qu'il extirpe de ces journées monotones et languissantes une beauté emplie de poésie. de la grâce des flocons légers à la cruauté d'une gangue glacée, mais aussi de la nostalgie des temps révolus à la sensation de chaleur et de réconfort auprès du poêle, la poésie empreint tout le roman en filigrane. Elle fait son nid dans la lenteur des gestes, dans la sensation sourde d'en avoir réchappé et de savourer heureusement vivant la chaleur qui regagne un corps engourdi, de se délecter d'un café pourtant si délayé, de la joie contenue d'être en vie.
Si je laisse le protagoniste tracer sa route vers "
Les ombres filantes", je quitte les moufles et m'en retourne vers l'origine, "Au fil des kilomètres"...