Près de soixante ans ont passé depuis ce mémorable été 1890, où Marguerite avait dix-neuf ans et tous ses rêves devant elle. Marguerite, c'est la fille du Dr Gachet, amateur d'art éclairé, mécène et bienfaiteur. Elle est instruite, elle aime la peinture, elle va faire une rencontre qui bouleversera sa vie.
A présent, âgée, elle relit son journal, témoin de son bonheur et de ses espoirs. Que doit-elle faire de ce document si longtemps demeuré secret ? le détruire ? Eh bien non. Elle nous l'offre et nous invite à nous forger une opinion personnelle. « Tellement de gens ont émis des avis péremptoires sur son caractère, ont fait des déductions hasardeuses sur son comportement et ont tenté de cerner sa personnalité ». Marguerite se dit « outrée par leur suffisance et révoltée par leur bêtise », car enfin, sur quoi se basent-ils pour parler de cet homme qu'elle seule a aussi bien connu ? Cet homme, c'est
Vincent van Gogh qui passe à Auvers-sur-Oise les derniers jours de sa vie.
J'aime beaucoup la peinture et aussi
Jean-Michel Guénassia, deux bonnes raisons pour me plonger dans cette étourdissante « Valse des arbres et du ciel » qui rend bien l'atmosphère de cette « Nuit étoilée » dont un détail orne la jaquette.
Dans ce roman,
Jean-Michel Guénassia prête sa plume à la fille de ce célèbre ami des impressionnistes, alors honnis par leurs contemporains, bannis des expositions officielles, vilipendés, moqués, décriés.
Mais, surprise : la version que présente l'auteur est bien différente de celle qu'on connaît.
Au soir de sa vie, Marguerite se remémore les jours heureux qu'elle a vécus et cette histoire qui a constitué le point d'orgue de son existence. Hélas pour elle, en cette fin de XIXe siècle, les femmes n'avaient aucun droit. Elles passaient de l'autorité paternelle à celle du mari qu'on leur imposait. Marguerite ne veut pas de cette vie. Elle aime la peinture, elle a passé son baccalauréat à un moment où « sur une centaine de candidats on remarquait deux robes:encore la seconde était-elle une soutane... », elle rêve d'absolu et de liberté.
Dans ce livre, pas de chapitre. de brefs passages séparés par des astérisques, qui se terminent par un extrait de document d'époque : articles de presse, lettres ou autres écrits mettant en lumière la vie quotidienne, les grands événements, des passages de la vie de van Gogh.
On découvre ainsi, avec stupéfaction, le règlement d'une vinaigrerie dans laquelle les salariés ont le droit de manger pendant une demi-heure (quelle tolérance!), « mais en aucun cas le travail ne devra cesser durant ce temps ». Cette firme à la pointe du progrès et du respect des droits de l'homme ne met à la tâche ses employés « que de sept heures du matin à six heures du soir, et ce les jours de semaines seulement ». On se demande s'il faut rire ou pleurer et on imagine le tollé et les grèves que de telles exigences engendreraient de nos jours.
Sous la plume de Marguerite, l'image du bon Dr Gachet se trouve sérieusement écornée. Il apparaît comme un profiteur qui collectionne les oeuvres extorquées à des peintres dans la misère, en échange de consultations médicales, et non par amour de l'art, mais par calcul. Il espère pouvoir un jour les vendre avec profit, et, lorsque Vincent offre une toile à Marguerite, le père s'empresse de la lui arracher. Certes, il réconforte Pissaro qui se plaint de sa vie affreuse et il loue un tableau qui lui plaît. Néanmoins, il précise que « sa situation financière actuelle l'empêche » de le lui acheter, « l'époque était difficile pour tous ». Bref, il attend que l'artiste le lui cède gratuitement.
Lorsque van Gogh s'installe Auvers, loin de lui proposer une chambre chez lui, Gachet lui recommande une auberge bien trop chère pour cet homme qui, le plus souvent, se serre la ceinture et préfère acquérir toiles et couleurs plutôt que de prendre un repas. Pourtant, dans l'espoir de lui soutirer quelques oeuvres, Gachet l'invite à un dîner pantagruélique : « asperges (…) vol-au-vent financière (…) pâté de foie princière (…) darnes de saumon (…) boeuf braisé à l'épicier et (…) filet de boeuf à la Richelieu accompagné de fonds d'artichauts (…) et de haricots verts. » N'oublions pas le dessert : « pêches à la Bourdaloue et à la charlotte à la chantilly ». La seule lecture du menu provoquerait une indigestion, que dire du pauvre hère habitué à se contenter d'une croûte de pain ? Avec sa fille, l'homme n'est guère plus sympathique. Il a décidé de la marier au fils du pharmacien, espérant ainsi étoffer sa patientèle. Lorsqu'elle se rebelle, Marguerite est battue au point d'en être défigurée ; on la séquestre, son père vide sa chambre de tous ses livres, ne lui laissant qu'une vieille bible. Rien qu'à l'idée de me retrouver prisonnière sans même une page à lire, je me sens défaillir !
S'il est si dur avec sa fille, c'est pour une raison qui ne nous sera dévoilée qu'à la fin du volume et m'a rappelé
le pisseux »de
Damienne Lecat.
Il a aussi un fils, mais ce bon à rien n'aime que la poésie alors que son avenir est tout tracé : il fera des études de médecine et reprendra le cabinet de papa qui s'assure bien que plus le moindre vers ne vienne parasiter ce beau projet.
Marguerite voudrait prendre des cours de peinture, mais l'académie ferme ses portes aux femmes. « Peut-être les hommes redoutent-ils de perdre leur domination si nous pouvions nous confronter à eux » pense la jeune fille. Aussi songe-t-elle à fuir en Amérique, mais le voyage est un cauchemar. Il n'y a moyen de le faire qu'en bateau, il dure une dizaine de jours et le billet de première classe a un coût astronomique. Dans les autres cas, on se fait « rincer par les paquets de mer glacée », on risque « sa vie sur les marches visqueuses » et il faut « supporter la promiscuité, l'odeur détestable des toilettes, l'hygiène douteuse des couchettes sans confort, le vomi et les gémissements » ainsi que le « vacarme infernal et les vibrations assommantes des machines ».
Jean-Michel Guénassia parsème ses pages d'allusions à des oeuvres qu'on a intérêt à rechercher sur le net afin de profiter des descriptions : « son tableau est fascinant, labouré de traits vifs qui donnent le tournis » ou d'explications bien utiles pour en saisir la symbolique : « la digitale dira que vous êtes médecin (...) et les livres montreront que vous aimez les choses de l'esprit. » On a l'impression de voir vibrer les couleurs, de respirer les odeurs, d'entendre les bruits, comme dans ces embarras de Paris qui n'ont rien à envier à ceux d'aujourd'hui. Juchés sur l'impériale de l'omnibus, Vincent et Marguerite mettent une heure pour traverser la capitale « tellement il y avait d'encombrements, de voitures de livraison arrêtées, de calèches et de tramways. »
Bien sûr, je ne dirai rien de l'histoire d'amour passionnée et tragique qui fait la trame du récit pour ne pas gâcher le plaisir de la découverte, non plus que de l'étonnante interprétation du suicide de l'artiste maudit. Quant aux tableaux qui sont à présent à l'honneur dans les musées, regardez-les un peu plus attentivement. Les dernières pages vous apporteront une révélation inattendue.
Il s'agit donc d'un roman très documenté qui fournit énormément de renseignements sur le peintre et son oeuvre, ainsi que sur son époque tout entière. Je le recommande chaudement.