L'essoufflement des colonies, comme une fin d'adolescence des démocraties, au sortir de la deuxième guerre mondiale, transpire de ce roman indispensable au devoir de mémoire.
Laurent Guillaume partage avec passion les traces de l'Histoire d'une France qui a tellement intégré son rôle de résistance en ce début des années 1940, qu'elle ne parvient plus à desserer les crocs. Il faut un ennemi à combattre et une bonne raison de tenir. Il faut nourrir un peu de haine pour garder la soif d'écourter le parcours des ennemis. Un veritable écheveau entremêlé, sur un territoire-proie splendide que tous s'arrachent. Des japonais, reflets des nazis vaincus récemment. Des Vietminhs, image du péril communiste et ses relents de maccarthysme. Des groupes locaux, des ethnies, des villageois en soif de revanche et des mercenaires maniant les arts martiaux. Des colons, français, se débattant sur un territoire abandonné, asphyxié de tout soutien financier et logistique. Des américains empêtrés dans une histoire qui n'était pas la leur, et qui leur prend pourtant la main au collet, pour une fin funeste que l'on connaît.
Le champ de bataille est au final massacré comme un champ de course un jour de grand prix. Un champ de bataille sur lequel vivent des hommes, des femmes, des enfants, se débattant poir survivre.
De la guerre d'Indochine, je n'avais en tête que les lignes du livre d'histoire de mon enfance, les cours sur les colonies, et la nausée qu'elles peuvent faire naître.
Je n'avais que ces quelques mots d'un oncle : "Moi j'y étais, en Indochine...", mots tombant dans des oreilles sourdes : il eût été aberrant de considérer un récit ubuesque reposant sur un pays qui n'existe pas sur les cartes.
Je n'avais que cette vision d'un voisin de mon village, marchant de guingois, si maigre, le regard perdu, et les mots connus de tous : "Il vit chez ses parents ; ils ont 80 ans. Il est comme ça depuis son retour de la guerre d'Indochine. Il a trop fumé d'opium."
Je n'avais rien, sur la guerre d'Indochine. Et
Elizabeth Cole est arrivée, photo-reporter pour le magazine Life, débarquant à Saïgon en 1953 (date de naissance de ma mère). Elizabeth, femme forte, élément clé de son époque, courage presque aveugle aux dangers. Bref, Elizabeth, personnage fictif ouvrant la voie à tant de femmes de son époque, sur des terrains glissants, dangereux, politiquement visqueux. Une Dame de guerre, la première d'une série lancée par cet auteur hors pair, qui assure un carton plein, ce troisième roman s'inscrivant comme les deux précédents (
Un Coin de ciel brûlait et
Là où vivent les loups) dans mes lectures les plus marquantes de ces dernières années.
"- Je ne vous ai pas tout raconté. J'ai passé la matinée à photographier des gens, du camelot au porteur d'eau, du moine bouddhiste à la cuisinière de rue. À midi, j'ai mangé dans une de ces échoppes sommaires. du riz avec du poulet frit, Délicieux. Puis je suis repartie. J'étais grisée par le dépaysement, les gens si gentils, souriants, les odeurs d'épices...et c'est là que j'ai entendu cette détonation.
Fowler la dévisagea. Elizabeth s'alluma une
Du Maurier et souffla nerveusement la fumée.
- Au début, j'ai cru que cétait le raté d'un moteur, mais je me suis tout de même approchée pour vérifier.
- Ce n'était pas le raté d'un moteur.
- Non, dit Elizabeth. C'était une grenade, d'après les témoins, lancée sur la terrasse de la Pagode. Il s'agit d'un salon de thé situé dans la rue Catinat.
- Je connais La Pagode, dit Fowler. Leur thé est juste convenable, mais leur chocolat chaud est divin. Ils font régulièrement l'objet d'attaques. Nul ne sait pourquoi.
- Il y avait des gens à terre, des dames distinguées, des messieurs annamites, des boys et des enfants. La plupart se relevaient, mais trois personnes sont restées au sol. L'une d'entre elles était morte. Une femme dans une jolie robe blanche toute maculée de sang. Et puis les secours sont arrivés, des ambulances, Ils ont emmené les blessés et la victime. Alors le patron, un jeune Français, et ses employés ont essuyé les flaques de sang, ramassé les débris et réinstallé les tables. Tout le monde s'est rassis comme si de rien n'était.
- Fowler regarda en contrebas les quais qui se noyaient d'ombre.
- Vous avez pris des photos ? demanda-t-il.
- Oui, toute une pellicule. Fowler leva son verre.
- Trinquons à vos premiers clichés de sang. Vous êtes officiellement une reporter de guerre.
– Ce n'était pas la guerre, dit-elle, juste le meurtre aveugle d'une innocente.
Fowler ricana.
- Ma chère, c'est surtout ça la guerre. le massacre des Innocents. Vous vous attendiez sans doute à quelque chose de plus romantique ?"
Si vous aimez les romans actifs, les personnages trempés et vivants, empruntant le squelette d'êtres ayant traversé l'histoire ; si vous aimez avoir du relief dans vos lectures, et filez verifier les anecdotes historiques (la bibliographie fournie vous épatera sur le travail d'orfèvre de l'auteur) ; si vous aimez les metteurs en scène de papier, portant l'humilité en bandoulière, alors vous adorerez Les Dames de guerre ! Vous y trouverez mille échos, mille angles de lecture, et la postface vous donnera, à coup sûr, comme moi, envie de découvrir plus avant
Un Americain bien tranquille, et l'oeuvre de
Graham Greene !