Le désir a une saveur fade et sirupeuse comme le sang mais sa blessure demeure béante.
Une jeune fille cache plus de promesses et d’énigmes que la nature entière.
Les saisons ne vieillissent jamais. Un éternel été succède au beau suicide du printemps. Et l’automne empourpre les érables à l’heure dite. Face au proche océan, les feuillus des pentes recevaient les embruns aux jours de tempête ; en l’espace d’une nuit, ils pouvaient virer du bleu feuille, au jaune le plus acide, tandis que les mêmes arbres, sur l’autre versant, connaissaient toutes les variations et nuances que l’absence du mot « vert » rend possible. Attachés à leur territoire, les animaux des forêts étaient comme un prolongement ludique de la flore – macaque à face rouge peuplant les grands ormes et les arbres à liège, chien viverrin au masque d’esprit dans les sous-bois, grive dorée fondue sous une nuée d’orage, sanglier grogneur festoyant de fanes et de châtaignes, tapir dévoreur de rêves au museau luisant d’un sang de fourmis. La dernière cigale de l’aube répondait à l’ultime grillon du crépuscule. Personne cette année pour la chasse aux feuilles rouges, pas un pèlerin. L’automne passerait ainsi en confidence – pour le contempler, personne jamais plus, pas même l’enfant fantôme qui lèche les lampes à huile.
La vie est un chemin de rosée dont la mémoire se perd, comme un rêve de jardin. Mais le jardin renaîtra, un matin de printemps, c'est bien la seule chose qui importe.
Mon nom est Xu, Xu Hi-han. Je suis né de parents chinois de Taïwan expatriés dans l'après-guerre à Katsuaro, pas bien loin d'ici, un gros village du district de Futaba. Voici un peu moins d'une décennie - âgé d'à peine quinze ans, je n'étais bon alors qu'à décalquer les oeuvres des peintres lettrés sur des feuilles de papier de riz - une bonne fortune m'a permis de rencontrer Marabei Reien et de fréquenter quelques années son modeste atelier de la contrée d'Atôra. Je crois bien que personne au Japon ne connaissait son nom à l'époque, en tout cas parmi ses pairs.
Chaque hiver, c'est la même surprise, comme s'il fallait recommencer à partir de rien la grande fresque du temps. Il neige sur le monde comme sur la mémoire.
Flammèches d'un feu couvert, leurs lèvres, même distantes, semblaient se fondre en baisers au moindre sourire.
Nuit de tempête
la branche contre un volet
parle des esprits
Peindre un éventail,
n'était-ce pas ramener sagement
l'art à du vent ?
- Quand je n'y serai plus, il restera les éventails.
- Et le jardin, ajouta Matabei.
- Et le vent, oui, dit Osaki. Avant de travailler ici, j'ai longtemps vécu dans un monastère. Les moines m'ont recueilli après le suicide de mes parents. Beaucoup de gens n'ont pas survécu à l'armistice... Comme vous, j'ai connu la dépression. Je buvais. Le deuil est une maladie...
Le souffle de tempête qui frappait les cloisons portait, en bruit de fond, le sourd vacarme de la mer. Malmenée par le vent, la cloche d'un temple ne cessait de sonner. A travers les branches, les nappes d'éclairs dessinaient des ombres grotesques sur l'écran des fenêtres. Matabei tapotait sa paume du bout d'un éventail reçu en présent. Ouvert, celui-ci déployait en quelques traits simples un coin de paysage d'une sublime harmonie, immédiate équation de l'oeil à l'esprit ne demandant ni calcul ni réflexion. On pouvait y lire, courte averse sur le coin gauche, ces caractères rapides :
Chant des mille automnes
le monde est une blessure
qu'un seul matin soigne
La charpente de la baraque se mit brusquement à vibrer comme un tambour de cérémonie. La pluie succédait à la pluie et des branches craquaient dehors. Matabei songeait déjà aux réparations du lendemain : le jardin intégrait le désordre à condition d'en gommer les plus brutaux effets.
- Ne vous inquiétez pas, dit-il.
- Pour les feuilles tombées? C'est leur destin, mon ami. Je regrette de ne pas les avoir toutes peintes. Quelques-unes seulement, d'une année l'autre, quelques feuilles... Voilà si longtemps que je n'ai pas franchi les limites d'Atôra, même pour me soigner. Mais un charme nous retient les uns et les autres. Ah! ce jardin contient pour moi tous les paysages...