Extrait d'une conversation surprise au nord de l'Hélicon, dont voici à peu près la retranscription :
DIONYSOS : Salut !
APOLLON : Salut, fils de Sémélé. Alors, tu l'as fini, ce roman ?
DIONYSOS : Oui, et je ne suis pas mécontent de pouvoir confirmer qu'il s'agit bien, en fin de compte, d'un roman. le doute subsista quelque temps, en raison du volume conséquent des considérations théoriques plus ou moins digressives qui fleurissent en son sein. Mais vrai, ces méditations enrobent une succession de mésaventures par lesquelles on se laisse happer. Être capable d'allier avec fluidité tant d'introspection aux rebondissements prenants de la vie ordinaire, cela témoigne d'une très bonne maîtrise romanesque.
APOLLON : Je suis d'accord avec toi. On a comme l'impression d'une épopée burlesque en lisant, sauf que le comique n'est pas assez exagéré pour faire franchement rire. J'imagine que c'est un peu à ça que ressemble le burlesque du point de vue d'un personnage coincé dans un roman : il a conscience que ce qu'il vit est ridicule, mais il n'est pas exactement mort de rire.
DIONYSOS : Et la tenue de l'histoire doit beaucoup à l'efficacité de ses personnages. Aux mecs suant la testostérone (et aux losers s'efforçant de suggérer qu'ils en seraient capables), d'abord, qui semblent droit sortis d'un film (ou d'un livre) de genre (façon fantasme macho actuel d'un scénariste biberonné aux gangsters des années 70 et à l'ironie des années 90) : en tête de file desquels se distingue Tot, chasseur, joueur de poker professionnel et voisin violent du narrateur. Et, d'autre part, aux figures traditionnelles de la vie parisienne, qui d'un ancien réalisme ont basculé il y a longtemps déjà dans l'archétype : entre autres, la concierge râleuse du protagoniste, Mme Figo. Les personnages produits par ces deux creusets, américain et français, se croisent en une danse captivante.
APOLLON : La chorégraphie est encore compliquée par l'apparition de personnalités bien réelles, notamment
Michael Cimino et Isabelle Huppert. Ils conservent un pied dans la fiction, car Huppert a joué dans
La Porte du paradis, film réalisé par Cimino et l'un des chefs-d'oeuvre sur lesquels revient sans cesse l'obsession du narrateur, mais, étant des célébrités de ce monde, ils tirent aussi le récit vers le pseudo-documentaire, de type making-of.
DIONYSOS : Et que penser alors du maître d'hôtel, personnage bien fictif auquel est attribué une ressemblance avec Macron, lui bien réel, au point que ce surnom finit par suffire à le désigner ? Faut-il considérer que le principe est le même, que sa fonction garantit son ancrage dans la fiction alors que son allure le pousse vers l'actualité ?
APOLLON : En tout cas, le dispositif du caméo lui-même est très cinématographique, mais ce roman, dans le fond, ne révèle pas grand-chose sur le cinéma. le choix de Cimino est tout à fait significatif à cet égard : parler du cinéma en centrant son propos sur un artiste qui a renoncé à ce médium, c'est se débarrasser à la source de toute interrogation spécifique sur les manières propres au cinéma. (Et aussi s'assurer déjà d'orienter son propos sur les conditions de l'art plus que sur la réalisation de l'oeuvre ?)
DIONYSOS : Remarquons toutefois que la fascination du narrateur pour les perceptions d'ordre visuel, par exemple pour l'évolution de l'aspect des feuilles d'un arbre au cours de la journée, s'inscrit bien dans une préoccupation de nature cinématographique.
APOLLON : Vrai, mais cette captation reste passive. Et elle demeure entravée par une attirance léthargique pour le moins : la recherche du point de vue n'est pas dynamique. Cette fainéantise dans la quête du narrateur l'empêche de jamais connaître personnellement le spectaculaire et le grandiose, qui sont pourtant des constituants notables du succès des films pour lesquels il se passionne, en premier lieu Apocalypse Now.
DIONYSOS : Ce qui se montre actif, dans tout le roman, c'est l'esprit du narrateur. En permanence, il tisse des liens, réfléchit aux qualités des grandes oeuvres d'art, saisit divers instants pour les habiter, presque les épuiser par la parole. de cette façon, il retranscrit merveilleusement ce qu'est la pensée créative, l'intérieur du cerveau de l'écrivain.
APOLLON : Et il investit ainsi, en même temps qu'il exemplifie, ce que cet état d'esprit doit à la logique des connexions. le narrateur est immergé et nous immerge dans la folie du « démon de l'analogie ».
DIONYSOS : À propos de démons, mentionnons au passage combien le livre nous offre une plongée réussie dans la psychologie de l'addiction – le discours intérieur du narrateur débite un flot constant de rationalisations qui justifient son recours permanent à l'alcool.
APOLLON : Par ailleurs, malgré sa solitude, le héros ne mène pas complètement sa vie dans une bulle. Ou plutôt si, la plupart du temps, mais parfois cette bulle est percée par les événements et de cette confrontation entre l'intériorité d'un individu et la marche de l'histoire surgissent de rares actions de générosité de la part du narrateur, comme lorsqu'il vient en aide à deux jeunes migrants dont la police détruit le campement. Perturbateurs, le présent et le concret sont aussi salutaires à la littérature.
DIONYSOS : Leur propre chaos impose des priorités qui ordonnent l'angoisse, elle-même chaotique, de l'examen de soi.
APOLLON : Ces irruptions du monde contemporain ne signifient pas pour autant que ce livre respire le XXIe siècle à tous crins. le statut des personnages féminins y fleure bon le siècle dernier. Ces femmes évoquent davantage, du cinéma, les mystérieuses créatures et autres jolies étudiantes qu'il s'est complu à camper jadis que les débats sur l'égalité, dont Hollywood se trouve aujourd'hui agité. Et je ne m'attarderai pas sur certaines équivalences douteuses qui font d'une lesbienne une authentique vierge.
DIONYSOS : Nous sommes, moi et toi le Delphien qui lance au loin, sûrement mal placés pour en juger, mais il se pourrait en effet que le mythe de Diane chasseresse, auquel le roman ne cesse de se référer, ait fait son temps. Et que la fréquentation des femmes, si exceptionnelles apparussent-elles à celui qui les désire, ne suffît point à l'élévation de l'âme. Il convient cependant de reconnaître que l'une des aspirations les plus intéressantes de ce livre est justement celle qui relie la représentation de l'expérience artistique à une forme de mystique. le récit déborde d'un désir de spiritualité qui convoque tour à tour (ici dans le désordre) Dieu, Diane et la bonne vielle Nature. Seulement, sa mystique ne relève pas de la révélation mais de l'expérience.
APOLLON : le culte de l'art n'aboutit jamais qu'à une oeuvre : en l'occurrence, au roman même que nous avons entre les mains.
DIONYSOS : La nature, d'ailleurs, échappe en grande partie à ce récit, pourtant marqué par l'idée de la chasse. Elle n'intervient que sous la forme d'un discours rapporté (une affaire de cerf mort), de souvenirs ou d'un locus amoenus où sa vigueur a été bien domptée.
APOLLON : La nature n'est accessible au narrateur que par l'intermédiaire de l'art, son roman n'est rendu possible que par le cinéma. Il s'agit avant tout d'un magnifique « Portrait de l'artiste en homme pollué ».