Il n’en était pas toujours allé ainsi. Il y a bien longtemps, Brigitte était un membre de la famille comme un autre. La déférence, la sorte de soumission dont elle allait bénéficier par la suite s’exerçait à l’époque au profit d’un autre. Son père qui lui avait transmis son pouvoir quelques heures avant de s’éteindre. Le pouvoir qu’il détenait, il ne le tenait pas seulement de sa propre désignation, plusieurs dizaines d’années plus tôt. Son pouvoir, il le tenait de la connaissance qu’il avait du « secret ». Tout cela remontait à plusieurs siècles. En tous cas à plusieurs générations. Dit-on, parce qu’en fait personne ne connaissait vraiment l’origine de tout cela. Cette famille avait eu à protéger quelque chose. Un crime, un trésor, une honte, personne ne le savait, sauf le «tenant» du secret, selon un terme consacré au sein de la famille. C’était forcément grave, important. Depuis cette époque, le secret passait de génération en génération. Il conférait à son détenteur, « au tenant », outre des avantages patrimoniaux, une suprématie respectueuse sur la famille. Au-delà même. Dans le bourg, tout cela était bien connu. La famille avait un secret, un de ses membres savait quelque chose de très important, transmis depuis une origine lointaine. On savait le tenant du secret, et l’aura dont il jouissait dans la famille brillait aussi à l’extérieur. Cette déférence presqu’infime, on la ressentait en toutes occasions.
Son père avait choisi Brigitte en pleine liberté. Pas de règle pour désigner qui au sein de la famille aurait à reprendre cette charge, cet honneur. Pas de justification à donner à ceux que l’on n’avait pas choisis. Cette désignation devait toutefois se faire le plus tard possible, lorsque le tenant sentait que ses forces allaient bientôt l’abandonner. Choisir trop, c’eût été courir le risque que, la mort tardant à venir, on se retrouve avec en quelque sorte deux tenants, même si le second ne connaissait pas encore le « secret ». Il aurait déjà eu le prestige d’avoir été choisi. De devoir être bientôt celui à qui serait dû le respect. Pire, les forces du premier tenant l’abandonnant progressivement, le successeur trop tôt désigné aurait sournoisement pris avant l’heure la place du tenant en titre. Il l’aurait dépouillé prématurément de son autorité. Peut être sans le vouloir, simplement parce que les autres membres de la famille auraient, par calcul, trop anticipé les choses. Se soumettre a aussi de bons côtés.
La désignation du tenant suivait un rituel établi. Le tenant actuel demandait à la famille de se réunir auprès de lui pour entendre son choix. On pénétrait silencieusement dans la pièce, en se jetant des regards par en-dessous. A cet instant, personne n’aurait pu dire qui serait choisi. Il était de l’intérêt du tenant de ne rien laisser paraître de sa préférence, pour en quelque sorte bénéficier le plus longtemps possible de l’affection attentionnée de tous les prétendants. Puis tous s’immobilisaient et attendaient en silence le verdict. Le nom prononcé, on se retirait sans un mot. Certains sans doute en rage contre le choix qui venait d’être déclaré, se demandant en quoi ils avaient démérité. Mais personne n’aurait osé manifester ce qu’il ressentait vraiment. Le moment était consacré à féliciter le futur tenant et à lui manifester allégeance. Mais à cet instant, seul le mourant restait le réel tenant. Car il avait conservé pour lui son secret. Celui dont la détention donne le réel pouvoir. Et il essayera de conserver le secret le plus longtemps possible.
L’autre usage intangible était en effet qu’une fois la désignation faite, le partage du « secret » devait être retardé le plus possible. Au dernier souffle presque. Dans la famille, on appelait cet instant le « chuchotement du mort ». Ce moment était solennel. Le membre de la famille désigné pénétrait dans la chambre du tenant devant les regards des autres membres, presqu’alignés, faisant une sorte de haie respectueuse. La porte se refermait. Personne n’aurait osé parler, détourner l’attention de la densité de cet instant. Ce qui se passait-là était la richesse de la famille. Son joug, puisqu’on se soumettrait alors à l’autorité morale du nouveau tenant, mais aussi sa puissance. Avoir une tradition de cette force ! C’était d’ailleurs un miracle que depuis l’origine, le secret ait pu se transmettre de cette façon, aux derniers instants, sans se perdre jamais. Sans que la mort s’empare trop vite du tenant, avant qu’il ait pu chuchoter le secret dont il était le dépositaire.