Un coin du vieux Sud américain, au début des années 1950 ; la ségrégation largement en cours dans ces États sépare strictement les Blancs et les Noirs, depuis les quartiers d'habitation jusqu'aux lieux de sociabilité les plus élémentaires, comme les cafés. Dans ce monde où la violence des uns - les Blancs - contre les autres - les Noirs - est une norme acceptée par l'ensemble de la population, un homme d'âge mûr,
Old Pa Anderson, mène une vie en apparence tranquille, entre le café, les vieux amis, les minutes passées avec une fille de joie et les jours passés avec sa femme, Old Ma, qui ferme les yeux sur ces infidélités régulières. En réalité, un poids énorme repose sur les deux époux. Huit ans auparavant, leur petite-fille, Lizzie, a été enlevée. Old Pa n'a rien pu faire. Après la mort de Old Ma - la tristesse ayant fini par l'emporter -,
Old Pa Anderson obtient une information sur l'enlèvement de sa petite-fille. Trois hommes, trois Blancs, lui sont désignés comme les responsables. Commencent alors, pour un homme qui n'a plus rien à perdre, une nuit et une journée de vengeance.
Portée par le duo père et fils, Hermann et
Yves H., la bande-dessinée au format court marque d'abord le lecteur par sa qualité graphique. Les jeux de couleurs, premièrement, rendent une impression de réalisme extrêmement forte, depuis les tons orangés des ciels d'été jusqu'aux éclairs bleutés des carrosseries des voitures. Les personnages sont rendus avec beaucoup de vie, et l'on devine bien souvent, à leurs regards, la pureté ou le vice de leurs intentions. Ainsi Buzz, le shérif, dégoûtant amateur de petites filles noires, ou encore le sergent de la police fédérale qui assiste, impuissant, à la mise en oeuvre d'une justice blanche locale très brutale. Enfin, évidemment,
Old Pa Anderson, dont on lit d'abord, au café, la placidité, puis la détermination, celle d'agir, celle de venger sa petite-fille. Enfin, le format court oblige les auteurs à garder un rythme soutenu, qui passe par un découpage dynamique. En tous points, au niveau graphique,
Old Pa Anderson est une réussite.
Sur le fond, la bande-dessinée rappelle évidemment certains films, dont Mississipi Burning ou La main droite du diable, mises en scène de cette ségrégation violente qui poursuit, dans le cadre tout entier de la société du Sud américain, la déshumanisation des Noirs américains après la période esclavagiste. le thème, en soi, n'est donc pas original et, pourrait-on même dire, a été traité bien des fois, avec brio. L'ambition, d'ailleurs, n'est sûrement pas là. Les deux auteurs proposent une vision personnelle, à hauteur d'hommes, de la violence de cette époque. Que la mise en scène et que l'efficacité du scénario soient de mise rend justice à cette période sombre de l'histoire américaine ; un traitement médiocre aurait été doublement disqualifiant pour les auteurs.
Old Pa Anderson a ceci de méritoire de faire vivre, durant 58 pages, cette ambiance poisseuse et désagréable qu'ont vécue - témoignages bouleversants et terrifiants à l'appui, en postface - d'innombrables Noirs américains jusqu'au début des années 1970. La mort, par lynchage public souvent, pouvait surprendre à chaque coin de rue, pour un mot, un regard, une rumeur. Passage à tabac, bûcher, pendaison, les moyens ne manquaient pas pour matérialiser l'implacable violence sociétale acceptée même par ses victimes. Dans la bande-dessinée, Otis, l'ami d'Old Pa, s'alarme que ce dernier ait osé réclamer vengeance. "On n'est que des vieux nègres du Mississipi", lui dit-il, en guise de consolation. La fin brutale de Old Pa confirmera sa vision : le vieux homme est pendu, un banquet familial de Blancs à ses pieds, un chien errant pour lapper son sang. La violence n'est toutefois pas que sanguinaire, et c'est aussi ce que montre Hermann et
Yves H. ; elle est sexuelle (ainsi Lizzie, mais aussi la jeune fille violée par Buzz, au début de l'histoire), elle est symbolique et quotidienne : ainsi les cafés "colored", réservés aux Noirs, ainsi la présence indésirable des Noirs dans les quartiers blancs. Les Noirs, littéralement, ne peuvent rien sans tout risquer - ainsi le couple rabroué et menacé par Buzz pour avoir laissé jouer ses enfants dans la rue -, les Blancs peuvent tout, y compris tuer un homme, et empêcher la police fédérale de faire son travail, sans rien risquer. Old Pa, car il ne peut rien perdre, sinon la vie - mais tous les Noirs peuvent la perdre en un instant dans le Dirty South - tente alors de sauver son honneur et celui de sa Lizzie. Son action est rappelle un carnaval sanglant, celui d'un renversement des valeurs, le temps d'une journée, lorsque des Blancs, alors, sont pris en chasse par un Noir. Puis tout rentre dans l'ordre. Un ordre, par essence, injuste.