Je viens juste de quitter l'univers des Aventuriers de la mer pour retrouver FitzChevalerie. Première constatation : je n'éprouve plus autant de plaisir à suivre ce protagoniste. La comparaison avec des personnages aussi riches en couleur qu'Althéa, Kennit, Keffria, Malta ou Hiémain révèle tous les défauts du bâtard Loinvoyant. J'ai déjà entendu des gens râler après lui : « il est trop pleurnichard ; il ne fait que se plaindre ; il manque de finesse ; il fait tout le temps de mauvais choix ». Je n'étais pas d'accord. Ou si j'étais d'accord, je lui trouvais des excuses : « il est jeune et il a eu une enfance difficile ; il est tout le temps rabaissé ; il a appris à ne pas accorder sa confiance ».
Et maintenant, quinze ans ont passé. Il n'a plus l'excuse de la jeunesse, et pourtant il continue de se comporter comme un adolescent. Âgé de trente-cinq ans, Fitz est devenu un reclus : il vit au fin fond des bois, à quelques jours de marche de Castelcerf et ne voit personne d'autre qu'Oeil-de-Nuit, Heur (l'enfant qu'il a adopté) et Astérie (qui passe trois-quatre fois par an pour s'envoyer en l'air). En ouvrant ce tome, j'ai redécouvert sa capacité surnaturelle à se mentir : il clame à tous ceux qui veulent bien l'entendre que son existence d'ermite le comble. Personne n'est dupe, pas même le lecteur. Mais il lui faudra 230 pages pour le reconnaître et accepter d'aller à Castelcerf pour aider Umbre, Kettricken et le fou à retrouver le prince Devoir, mystérieusement disparu.
DEUX CENT TRENTE PAGES.
Pendant lesquelles il nourrit les poules, fait des travaux dans sa chaumière, s'occupe de son potager, procrastine, se plaint et reçoit de vieux amis sans savoir s'il est content ou mécontent de les voir.
À plusieurs reprises, son manque de finesse m'a laissée sans voix.
Pour relancer le coeur d'Oeil-de-Nuit, qui s'est arrêté alors qu'il s'étouffait avec une arrête, il prend brutalement possession de son corps et s'arroge le droit de le modifier. C'est un viol au sens strict, surtout vu la réaction du loup, entre honte, humiliation et rancoeur. le voyant « bouder », Fitz râle après lui : « oh ça va, j'ai fait ça pour te sauver la vie ! » Mais son esprit se retrouve coincé dans le corps du loup. Paniqué, il essaye de retrouver le lien avec sa propre chair et finit, à force d'efforts, par sentir une sensation très légère. Il la suit, et se rend compte que c'est le fou qui a utilisé ses doigts artisés pour toucher sa marque d'Art au poignet dans l'espoir de le sauver. Conséquence : leurs esprits se sont encore rapprochés. Ce qu'en dit Fitz : « j'avais l'impression d'un viol ; je lui en voulais de m'avoir touché de cette manière sans mon assentiment. ». Et donc, il va se montrer froid envers son ami, incapable de comprendre qu'il lui a fait la même chose que lui-même à Oeil-de-Nuit.
Par ailleurs, j'ai été sidérée de son attitude vis-à-vis de Devoir. On dirait qu'il fait tout son possible pour envenimer leur relation : il lui coupe la parole, le rabaisse constamment, s'applique à le maintenir dans l'ignorance, et même, le violente ! le prince. le fils de Kettricken. La chair de sa chair. Son hostilité à son égard est absolument incompréhensible et injustifiée ; on dirait qu'il est jaloux. Il ne lui pardonne aucun faux pas alors qu'il ne lui explique rien – exactement comme Caudron dans la première époque. On aurait pu croire qu'il se serait aperçu que c'est la pire méthode d'apprentissage – mais non.
C'est à croire que FitzChevalerie est incapable d'apprendre de ses erreurs. On le voit dans son attitude envers Oeil-de-Nuit : il répète continuellement les mêmes fautes ! Comment le loup fait-il pour le supporter ?
Et il a d'ailleurs toujours un train de retard – même sur le lecteur. C'est comme s'il était totalement dépourvu de tout esprit déductif – pour un ancien assassin et un prétendu bon pisteur, c'est un peu triste. Il ne devine que très tardivement que le jeune garçon de ses rêves d'Art est le prince Devoir ; que sa marguette est possédée par l'esprit de son ancienne compagne de lien ; que le fou est amoureux/se de lui ; et moi, en tant que lectrice, j'avais envie de hurler de frustration. Comment un tel personnage peut se retrouver protagoniste ?
À mon sens, l'auteure est beaucoup plus douée pour créer des personnages féminins que masculins. À part Molly (que j'appelle à part moi Miss Rabat-joie parce qu'elle est constamment glaciale envers Fitz, lui fait des reproches la moitié du temps et passe l'autre moitié à le critiquer parce qu'il lui obéit quand elle lui interdit de la voir, refuse de voir qu'il fait beaucoup d'efforts pour elle, se montre très peu compréhensive pour une personne amoureuse, etc.), tous les personnages féminins de L'Assassin royal et des Aventuriers de la mer m'ont fait de l'effet.
Pas comme Fitz.
Mais autrement, j'ai adoré ce roman. L'écriture me transporte, l'histoire me transporte, les autres personnages me transportent – et notamment le fou.
En termes de fil rouge, on délaisse les Pirates rouges au profit des Prince-Pie, des vifiers extrémistes dont le but est de venger dans le sang les persécutions dont les Loinvoyant, les nobles et tous les habitants des Six-Duchés seraient coupables envers le Vif. Accessoirement, il semblerait aussi que leur objectif soit le pouvoir – ils sont prêts, pour cela, à faire pression sur les membres du Lignage qui n'ont pas encore rejoint leurs rangs, quitte à faire preuve de plus de cruauté encore que les non-vifiers.
Fitz – désormais connu sous le nom de Tom Blaireau – est donc appelé à la cour pour sauver le prince Devoir, mystérieusement disparu. Il faut le retrouver rapidement, non seulement pour sa sécurité, mais surtout parce que ses fiançailles avec la narcheska Elliania Ondenoire approche. Cette alliance est le fruit de quinze années d'efforts visant à rapprocher les Outrîliens et les Six-Duchés, et l'absence du futur fiancé serait perçue comme un affront impardonnable. Grimé en valet, Fitz, enfant de prince, entre au service du fameux sire Doré. Car à Castelcerf, rien n'est plus invisible qu'un serviteur… Et rien n'est plus pratique qu'un espion invisible doté du Vif et de l'Art.
L'intrigue met longtemps à démarrer (à cause de qui, on se le demande !), mais une fois qu'elle est lancée, j'ai été happée. Frustrée. Horrifiée. Peinée. Choquée. Fitz va prendre cher, c'est moi qui vous le dis.
Mon personnage préféré est sans conteste le fou. Ou plutôt, sire Doré, comme on doit désormais l'appeler. Il est complexe, mystérieux et attachant et je déplore qu'il ne dévoile pas plus de lui-même. le personnage qu'il joue actuellement à la cour (celui d'un jeune noble jamaillien superficiel et séducteur) est tellement aux antipodes de son premier rôle qu'on ne peut s'empêcher de se demander : lequel des deux est le vrai ?
Ou bien est-ce Ambre, sa véritable personnalité ? le fou serait-il une folle ? Mais bon, comme il le dit lui-même : « la sexualité n'est qu'affaire de tuyauterie ». Peu importe ses fonctions sexuelles : c'est Bien-Aimé. Qui aime Fitz. Qui ne l'aime pas. C'est surtout le seul personnage à faire de l'humour dans la saga de
Robin Hobb – ce qui est non négligeable.
Devoir est rageant de naïveté – au début. Coupé des autres par son statut de prince héritier, le manque d'affection et de véritable contact humain le pousse à faire trop confiance trop vite. Mais c'est un personnage qui finit vite par s'étoffer, moins irresponsable et plus fin que le Fitz du même âge.
Devoir est un adolescent au caractère entier qui tolère mal les contraintes inexpliquées que lui impose Fitz – ce que je comprends tout à fait. La haine qu'il lui voue est à la hauteur du mépris que son père lui affiche. Il est un peu empoté, mais je me suis rapidement attachée à lui. Les épreuves qu'il traverse sont difficiles. J'ai eu les larmes aux yeux à l'instant fatidique du sacrifice de Chatte pour le sauver de l'emprise de la soeur de Laudevin.
Et j'ai retrouvé avec plaisir tous les autres : Umbre, qu'on commence à voir sous un angle très différent (Fitz adulte se rend compte de son attachement au pouvoir et aux mondanités), Kettricken (mon modèle dans la vie), Burrich
Nous faisons également la rencontre de Lourd et Leste. le premier est un trisomique qui sert au château et qui est doté d'un Art encore plus puissant que celui de Fitz. Ce personnage est extrêmement frustrant, car ses priorités ne sont pas celles du commun des mortels. Lourd est obsédé par les bruits du quotidien, desquels il tire une musique psychique envoûtante. Impossible de l'intéresser aux intrigues de Castelcerf. Les rapports qu'il entretient avec Fitz sont conflictuels : Lourd se montre insultant, blessant et même violent. Fitz essaye de faire preuve d'autorité, mais sans succès. du coup, il se laisse mépriser et molester… Il a, envers Lourd, une attitude à l'opposé de celle qu'il adoptait envers Devoir. Deux extrêmes, deux mauvaises façons d'éduquer.
Car il faudra bien qu'il l'éduque, ce trisomique ! Son Art est brut, il n'a jamais été formé, et il faudrait constituer urgemment un clan pour protéger la famille royale. Lourd est un candidat tout désigné.
Le second est le fils de Burrich et Molly. Un fils qui fuit la tyrannie de son père, qui refuse d'accepter son Vif. Un fils qui ne trouve rien de mieux à faire que de venir se réfugier à la cour dans l'espoir que la reine Kettricken, que son père a servie, acceptera de le prendre à son service.
Et nous découvrons une Ortie âgée de seize ans, désormais capable d'artiser et déterminée à découvrir qui est Fantôme-de-Loup, l'être qui hante ses rêves depuis qu'elle est petite. le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle a autant de caractère que sa mère.
Ce cocktail de personnages est déjà explosif, mais le ballet n'est pas terminé
: à partir de la seconde moitié du roman, la narcheska Elliania Ondenoire rejoint la partie, accompagnée de son oncle Peottre, de son père Arkon Sangrépée, ainsi que de sa suite. Me croirez-vous si je vous dit qu'elle a autant de caractère qu'Ortie ? Bien que terriblement jeune, elle est plus mature que Devoir et semble avoir une énorme responsabilité sur les épaules. Les motivations qui la poussent à accepter ce mariage sont obscures.
Malgré un début difficile et un protagoniste manquant de sensibilité, la magie de
Robin Hobb a encore agi sur moi. J'ai dévoré ce livre aussi vite que ses mille pages me l'ont permis avant d'enchaîner la suite.