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Critique de Charybde2


Au centre d'une Toronto du futur livrée à la pauvreté et au vaudou mafieux, une résistance magnifique, joliment incongrue et diablement biopolitique. Un grand roman précurseur, en 1998.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/23/note-de-lecture-la-ronde-des-esprits-nalo-hopkinson/

Dans ce futur proche, le centre ville de Toronto a été abandonné par les riches et les nantis, repliés sur les cossues banlieues environnantes, et ceint de barrières, obstacles et autres contrôles policiers, laissant les pauvres se débrouiller entre eux sous la coupe de Rudy, un seigneur du crime, appuyé par quelques pactes particulièrement obscurs avec de sombres puissances de la magie religieuse caribéenne.

Pourtant, au coeur du ghetto, il ne reste pas que des membres de gang, des criminels et des délinquants : des personnes ordinaires, infra-ordinaires ou presque ordinaires vivent aussi là, essayant de s'en sortir sans nécessairement écraser leurs voisines et voisins. Ti-Jeanne est de celles-là, essayant d'élever son bébé, seule avec sa grand-mère Mami Gros-Jeanne – soigneuse réputée et grande initiée aux mystères du vaudou haïtien et des îles voisines -, depuis la disparition de sa mère, Mi-Jeanne, quelques années plus tôt. Que le père de l'enfant, enrôlé pour ainsi dire malgré lui dans la clique de Rudy du fait de sa propre addiction, tente avec insistance de renouer avec elle : voilà l'un de ses soucis du moment.

Lorsque, suite à un calcul électoral à plusieurs bandes, la gouverneure de l'Ontario décide que la greffe habituellement pratiquée d'un coeur animal, pour soigner en urgence la défaillance du sien, ne fera pas l'affaire, et qu'il lui faut un donneur humain, c'est à Rudy et à ses troupes mal famées qu'échoit ce contrat pas encore tout à fait faustien. Mais cette quête met alors en branle un bon nombre de trajectoires de collision, aussi gravement périlleuses que potentiellement savoureuses.

Publié en 1998, le premier roman de la Canado-Jamaïcaine Nalo Hopkinson fut aussitôt récompensé par le prix Locus (du meilleur premier roman), et marquait ainsi l'entrée en science-fiction et en littérature d'une voix forte et singulière, que seuls des soucis de santé récurrents auront parfois tenue quelque peu à l'écart du succès public et de la reconnaissance qu'elle méritait. Son absence quasi-totale du paysage français demeure surprenante (si l'on excepte la belle initiative des éditions Goater avec le mélange nouvelles et brefs essais de « En direct de la planète Minuit », et bien sûr, l'inspiration authentique que l'on trouve à son propos dans l'indispensable « le Futur au pluriel » de Ketty Steward) : la piètre qualité de la traduction effectuée par Marielle Dorsinville en 2001 pour J'ai Lu n'explique pas totalement cette coupable désaffection de par chez nous.

Totalement imprégnée de culture orale jamaïcaine (scandée au fil du roman par les épigraphes venant de chansons, de comptines (les « Confessions d'une séancière » de Ketty Steward, encore elle, ne sont parfois pas si loin) ou de chez le grand Derek Walcott de « Omeros » ou, surtout, de « Ti-Jean et ses frères »), construisant une enclave déshéritée livrée au capitalisme mafieux (souvenons-nous de la « Chicago-Ballade » de Hans Magnus Enzensberger) et aux solidarités de résistance (un motif que Sabrina Calvo saura retourner à merveille, à Montréal et à Belleville, dans son « Toxoplasma » et son « Melmoth furieux ») – et qui n'est pas non plus totalement étranger au beau « L'avenir » de Catherine Leroux), Nalo Hopkinson tisse une trame serrée, inscrite dans un univers post-cyberpunk (qui transcende comme naturellement l'usage des loas pratiqué par William Gibson au sein de sa trilogie « Neuromancien ») qui sait aussi se souvenir des trafics humains situés au coeur du « Jack Barron et l'éternité » du grand précurseur (de tant de choses) Norman Spinrad.

Comme le notaient aussi bien Gerard Aching (« Masking and Power: Carnival and Popular Culture in the Caribbean », 2002) que Anne-Margaret Castro (« The Sacred Act of Reading : Spirituality, Performance and Power in Afro-Diasporic Literature », 2020), Nalo Hopkinson, en organisant ses jeux de masques, de surveillances et de contre-surveillances au sein d'un redoutable ballet d'incarnations et de présences des corps hantés, construit sous nos yeux, simultanément, une biopolitique en tous points foucaldienne aussi bien qu'une contre-narration résonnant fortement avec celles de John Keene. Et c'est ainsi que naît ici un ouvrage déterminant pour la science-fiction en particulier et pour la littérature en général.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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