Réédité en 2020 par le Diable Vauvert (sous la sublime couverture de Josan Gonzalez et une nouvelle traduction signée
Laurent Queyssi),
Neuromancien n'est pas un simple livre de science-fiction de plus remis à la disposition du lecteur.
Neuromancien est un classique fondateur et une oeuvre d'une prescience remarquable qui donnera corps à un sous-genre culte : le cyberpunk.
Ce roman archi-connu (mais que vous ne connaissez peut-être pas encore si vous n'êtes pas familier du monde de la science-fiction) est l'enfant prodige d'un auteur incontournable du genre :
William Gibson.
Né en 1948,
William Gibson s'immerge très tôt dans la contre-culture de la «
Beat Generation » avec les livres de
Jack Kerouac et surtout
William S. Burroughs. Quittant les États-Unis pour échapper à la guerre du Viêtnam, le jeune
William Gibson veut expérimenter tous les narcotiques qui lui tombent sous la main et traverse le fameux Summer of Love de 1967 avant de voyager en Europe, des îles grecques à Istanbul avant de s'installer à Vancouver au Canada. En 1977, Gibson écrit sa première nouvelle — Fragments of a Hologram Rose — puis exerce différents jobs avant de faire la rencontre décisive qui changera sa vie, celle de l'écrivain
John Shirley, qui le met en contact avec deux auteurs majeurs :
Lewis Shiner et
Bruce Sterling. C'est avec eux que se forme le noyau dur de ce qui deviendra l'un des mouvements de science-fiction les plus importants des années 80 : le cyberpunk. Même si les racines de ce mouvements se trouve bel et bien dans les premières nouvelles de
William Gibson et notamment dans Burning Chrome, c'est en 1984 avec la parution de
Neuromancien que le cyberpunk se répand dans les esprits non préparés des lecteurs de l'époque et laisse des traces indélébiles.
Revenons à présent sur le roman en lui-même.
L'avènement du cyberespace
Neuromancien n'est pas un roman simple à lire et encore moins à raconter.
Si son incipit à base de ciel couleur chaîne morte est depuis longtemps entré dans la légende, ce qui suit a de quoi fasciner le lecteur qui, pourtant, met du temps à comprendre ce qu'il se passe dans un monde où la technologie augmentative, les I.As et le cyberespace ont pris une importance démesurée.
Nous sommes quelque part au Japon dans la ville de Chiba près de Tokyo, Case navigue entre petites arnaques et grosses combines pour glander en paix au Chatsubo, un bar pour expatriés, et s'envoyer quelques cocktails de drogues bien tapés. Case est un cowboy, c'est-à-dire un hacker du cyberespace capable de vous récupérer des données ultra-sensibles en moins de deux. Seulement voilà, Case a voulu doubler son précédent patron et s'est retrouvé avec une mycotoxine russe dans le sang qui l'empêche depuis de se brancher au cyberespace. Et un cowboy incapable de se brancher… c'est un peu comme un soldat sans guerre ou un médecin sans malade.
À Ninsei, coeur de l'enclave criminel de la Cité de la Nuit quelque part dans Chiba, Case rencontre une jeune femme aussi mortelle que fascinante : Molly Millions. Avec ses verres-miroirs greffés devant ses yeux et ses longues griffes rétractables sous les ongles, Molly a tout de la machine à tuer sur pattes. Mais ce n'est pas pour exécuter Case qu'elle vient le chercher, mais pour le recruter pour le compte d'Armitage, mystérieux commanditaire d'une expédition chargée de voler une ROM au consortium Case/Net. Case s'embarque dans l'aventure en échange d'un rafistolage de son système nerveux et d'une seconde chance. Mais ce qu'il ne sait pas c'est qu'il vient de mettre le pied dans une entreprise beaucoup plus vaste et ambitieuse qui vise à attaquer l'une des intelligences artificielles les plus avancées d'une des plus grandes multinationales de la planète. Si vous avez déjà réussi à comprendre ça et à tirer au clair les informations que vous jette
William Gibson à la figure dans un style direct, haché et râpeux au possible, sachez que vous êtes sur la bonne voix.
Neuromancien, écrit en 1984 rappelons-le, est un roman visionnaire. Il décrit avec des années d'avance le concept d'internet sous le nom de cyberespace, un terme tellement populaire qu'il deviendra lui-même une référence pour les générations à venir. Cet espace virtuel créé par la confluence des réseaux informatiques permet aux cowboys et à leurs assistants, les joeboys, de pénétrer dans un univers artificiel où l'écoulement du temps diffère et où le vol de données prend littéralement corps. Pour percer les défenses des multinationales, Gibson imagine des « icebreakers » servant à percer la « glace » des systèmes de protection informatiques. Mais surtout, Gibson imagine des personnes capables de s'interfacer à ce cyberespace pour le pénétrer et le manipuler grâce à des électrodes. Ainsi, ces cowboys entre dans la « matrice » ! C'est Néo et Trinity qui contemplent le lecteurs avec 15 ans d'avance ! On retrouve dans
Neuromancien des tonnes d'éléments qui définiront le coeur de Matrix, de la figure du hacker informatique à la marge de la société à une certaine philosophie rasta en passant par le cyberespace lui-même sans même parler d'intelligences artificielles en quête d'émancipation.
William Gibson avait déjà tout bon.
Un roman noir de contre-culture
Mais bien davantage que l'inventeur du cyberespace,
William Gibson va définir le mouvement cyberpunk à travers l'ambiance et les personnages de son roman.
Neuromancien nous fait pénétrer une société sinistre, sombre, inquiétante où la technologie fusionne avec les humains, où l'on remplace des organes comme une remplace sa dernière paire de chaussettes et où le corps se vend, se monnaye. L'univers de Gibson est un univers très noir qui renvoie immédiatement au Blade Runner de
Ridley Scott et
Philip K. Dick, sorti deux ans auparavant et que Gibson visionne alors qu'il a déjà écrit les deux tiers de
Neuromancien. le lecteur visite des quartiers underground, de la cité criminelle à la station orbitale style Las Vegas en passant par les quartiers bruyants d'Istanbul. le guide ici n'est pas une figure très recommandable mais un marginal, un escroc, un hors-la-loi en la personne de Case. L'autre personnage, Molly, n'est guère différente dans son costume de ninja-guerrière aux yeux invisibles cachés par ses verres-miroirs impénétrables.
Les personnages que l'on croisera par la suite ne déparent pas avec cette paire déjà mémorable, entre les adeptes rasta de Sion (encore une référence pour Matrix…) en passant par l'artiste sociopathe et le militaire démoli. Gibson imagine un récit pour marginaux et s'évertue à esquiver le grand jour de la civilisation pour mieux saisir les contours d'un monde où la technologie est à la fois inquiétante…et attirante. le lecteur oscille d'ailleurs régulièrement entre désir et répugnance, quelque part entre les prouesses permises par la modification corporelle et les conséquences sociales des drogues dures et autres substances hallucinogènes. Comment ne pas évoquer d'ailleurs les « poupées de chair » dont Molly a fait partie et qui permet de devenir un jouet sexuel tout en s'évadant de son propre corps ? Les drogues sont omniprésentes dans
Neuromancien et on sent l'effet Summer of Love à chaque page du récit tant le héros et ceux qu'il croise en consomme régulièrement à la fois dans un but récréatif et dans un but professionnel.
William Gibson marque l'influence de la substance sur l'esprit et sur ce dont il est capable, s'amuse des bénéfices et des inconvénients. Heureusement que le pancréas anti-drogues n'a toujours pas été inventé à l'heure où l'on écrit ses lignes ! Notons enfin que le personnage de Molly offre aux lecteurs une figure féminine forte, indépendante, touchante et parfaitement autonome du héros principal, Case. Comme quoi, la science-fiction n'est pas qu'une affaire d'hommes et ce dès les années 80 !
La prise de pouvoir de l'intelligence artificielle
Outre ses personnages humains,
Neuromancien peut compter sur deux intelligences artificielles dont la seule présence annonce l'une des grandes idées du cyberpunk : l'obsolescence de l'être humain. Entre Wintermute et
Neuromancien,
William Gibson construit deux programmes ultra-intelligents que presque plus rien ne sépare de l'homme si ce n'est leur absence de réceptacle charnel. Dans le récit, les intelligences artificielles sont des émanations des mastodontes créés par l'homme, à savoir d'immenses multinationales qui dominent le monde économiquement et politiquement. C'est d'ailleurs par un casse contre l'une d'entre elle que commence
Neuromancien. Ces multinationales omniscientes (et souvent malveillantes) sont dirigées d'abord par des hommes et femmes ultra-riches et puissants qui, comme toutes les personnes qui ont tout, finissent par s'ennuyer…et à s'intéresser à l'immortalité. L'immortalité qui passe ici par l'intelligence artificielle. Cependant,
William Gibson surprend son monde en refusant le manichéisme évident de la méchante IA qui veut dominer l'humanité en donnant une chute à son intrigue qui contourne l'ambition humaine pour se concentrer sur le principe même de complétude et de la conscience de soi. En gros, au lieu de nous rejouer un Terminator-bis (qui sort en 1984…coïncidence ?), Gibson s'interroge sur les motivations d'une forme de vie balbutiante prenant conscience d'elle-même. Cette relation de l'intelligence artificielle à la notion d'existence va raisonner dans l'esprit de notre hacker préféré, Case, qui redéfinit sa vie à l'aune de son désir de jouissance, qu'elle le mène à la consommation de drogues ou à l'union amoureuse.
Neuromancien n'est donc pas simplement un roman froid et cybernétique, c'est aussi une véritable réflexion sur l'éveil de la conscience et sur ce que l'être artificiel peut bien ressentir face à cette machine biologique condamnée mais néanmoins bourrée d'émotions jouissives qu'est l'homme.
En somme, Gibson remplace les Dieux de l'Olympe par les IA de Teissier-Ashpool avant d'en faire quelque chose d'autre, de plus étranger et certainement de plus incompréhensible.
Neuromancien ne se laisse pas approcher aussi facilement qu'on le croit et pourtant, le premier roman de
William Gibson est d'une importance cruciale pour le genre science-fictif et le cinéma. Dense, précurseur, fascinant, voici un classique nécessaire qui prendra facilement sa place au panthéon des livres de science-fiction et qui s'impose, naturellement, comme un classique de la littérature moderne.
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