C'est la vie et c'est la mort qui soufflent sur les ruines d'un pays en mutation. Quoi ! En mutation ? En révolution, plutôt, la grande, l'immortelle Révolution de 1789. 1793, c'est
l'année terrible parmi les années terribles, celle de l'exécution de
Louis XVI, celle des guerres de Vendée, celle de l'instauration de la Terreur. Dans la tempête politique et dans le fracas des armes,
Victor Hugo concentre son récit autour de trois personnages, symboles vivants de la Révolution qui en sont tant ses acteurs que ses jouets. le roman, divisé en trois parties, prend pour décor la Bretagne (qui fait partie de la grande Vendée royaliste qui se soulève contre les Républicains
parisiens de la Révolution) et pour personnages principaux deux nobles et un prêtre, chacun animé par ses idéaux.
La première partie, "En mer", raconte le débarquement mouvementé du marquis de Lantenac, prince de Bretagne et espoir de tout le camp royaliste de France. Au départ de Jersey, la frégate qu'il emprunte est sujette à une avanie qui la contraint à subir le feu des garde-côtes français ; le marquis débarque alors seul, ou presque (un marin, Halmalo, l'a accompagné) dans un territoire où les Bleus - comprenez : les Républicains, par opposition aux Blancs : les royalistes - sont déjà arrivés pour mettre fin à la révolte du pays. La deuxième partie, "A
Paris", représente une sorte d'intermède. On y fait la connaissance de Cimourdain, un ancien prêtre et précepteur qui a épousé les idéaux de la Révolution, seul événement à pouvoir donner à ce personnage sa dimension réelle. Inflexible, Cimourdain a quelque chose en lui de
Robespierre et de Marat, personnages historiques qui, avec Danton, lui confient la mission d'aller en Bretagne pour y surveiller celui qui est chargé de mener la lutte contre le marquis de Lantenac : Gauvain. Ainsi le drame se met-il en place : car, si Gauvain est le petit-neveu de Lantenac, donc noble (il est vicomte), il est aussi le petit garçon dont Cimourdain était le précepteur : en quelque sorte, son fils spirituel. C'est d'ailleurs grâce à l'enseignement de Cimourdain que Gauvain a, lui, épousé les principes de la Révolution, renonçant ainsi à son titre. Drame politique et, donc, drame familial,
Quatrevingt-treize a pour lui le souffle chaud du romanesque de la fresque historique et celui, glacial, de la tragédie antique.
C'est dans la troisième partie que le drame se noue. Tandis que Gauvain et Lantenac s'affrontent une énième fois à Dol, affrontement décisif qui décidera du débarquement anglais en France, Cimourdain arrive en Bretagne. Gauvain l'emporte et poursuit Lantenac jusque dans le château familial, une tour sombre et terrifiante du nom de la Tourgue. Là, plus de quatre mille Bleus assiègent dix-neuf Blancs et, au milieu de la bataille terrible sont trois enfants, pris dans le tourbillon des hommes qui se battent. Les trois enfants, c'est le peuple innocent, affamé, ballotté entre les idées sanglantes et qui, dans un accès d'amusement enfantin, déchirent et piétinent un livre sacré : manière de montrer comment les croyances et le savoir furent foulés au pied dans un moment d'égarement. Hélas, si les enfants jouen, les hommes se battent et les femmes - dont l'exemple est la mère des trois petits - se désespèrent. Lantenac est pris finalement et destiné à la guillotine, symbole de la mort implacable, bras armé de la loi aveugle. Gauvain, par principe, prend la place de Lantenac et laisse celui-ci s'évader, se condamnant lui-même à la mort.
Quatrevingt-treize est une épopée. le roman a le souffle épique des récits antiques sauf que, au contraire des récits homériques, ce ne sont pas des héros ou demi-dieux qui mènent le combat, mais des hommes. Qui dit homme, dit passions, dit contradictions. La Révolution confronte justement les hommes et leurs idées. Au nom de la liberté, on étouffe ceux qui voulaient conserver la royauté. Au nom de l'égalité, on raccourcit ceux qui représentent l'ancien système : mais l'ancien, c'est le monde d'avant 1789 aussi bien que le monde qui n'a pas deux semaines, et dont les idées sont déjà remises en cause. Au nom de la fraternité, on abat les fondations du monde ancien, sans distinction aucune.
Victor Hugo se sert de cette épopée pour livrer sa réflexion, synthétisée et romancée, sur la Révolution française. Pour cela, deux moments forts. le premier intervient dans la deuxième partie, au moment du dialogue entre
Robespierre, Marat et Danton. Les trois évoquent l'état de la France en juin 1793 et les dangers qui la menacent. Pour Danton, ce sont les ennemis extérieurs : la France peut ne plus exister à cause de ses ennemis. Pour
Robespierre, ce sont les ennemis intérieurs : il faut chercher l'unité de la Nation, à travers l'idée républicaine même éclatée, pour terrasser tous les ennemis, intérieurs comme extérieurs. Pour Marat, le danger qui menace est la diversité de l'idée républicaine. La République ne peut souffrir qu'on la divise : vision autoritaire d'un régime démocratique. En cela, Marat est plus extrémiste que
Robespierre. le deuxième moment où Hugo livre sa réflexion, c'est à la fin du roman. Lantenac, dans un monologue, évoque d'abord les circonstances de la naissance de la Révolution, désignant les intellectuels du 18ème comme responsables. Pour lui, la Révolution est un moment d'égarement et de furie : rien ne saurait justifier que l'on oublie quinze siècles d'histoire monarchique. Les hommes sont inégaux par nature : le noble qui se veut l'égal du palefrenier se rapetisse au lieu de se grandir. Puis Hugo met en scène un dialogue entre Gauvain et Cimourdain : on s'aperçoit que Gauvain est en avance sur son temps, qu'il est un moderne que même Cimourdain ne peut comprendre. Gauvain ne veut pas de canons pour défendre la République : il veut la paix. Il ne veut pas de refuges pour miséreux : il veut qu'il n'y ait pas de misère. Gauvain est plus qu'un citoyen : c'est un humaniste qui prône la libération de tous les hommes : libération économique, libération de la domination sociale (y compris dans les rapports entre les hommes et les femmes). Sa clémence n'est pas synonyme de faiblesse : elle est synonyme de grandeur. Pourtant, dans la tempête révolutionnaire, elle est un désavantage.
Quatrevingt-treize est une leçon de littérature. Non content de faire de son roman un trésor de la langue française, riche en mots rares,
Victor Hugo utilise abondamment les images et les figures de style pour donner vie à son récit. Ainsi métaphores, antinomie et gradations animent sans cesse la narration et aident à la compréhension des événements.
Quatrevingt-treize est enfin une interrogation philosophique sur le thème du devoir. La passion contre la raison, le principe naturel contre celui de la loi. L'époque est à l'exemplarité, elle est à l'implacabilité. Ce mot, d'ailleurs, "implacable", revient très souvent dans les descriptions de Hugo. Il ne suffit pas d'être un homme et de vivre : il faut encore mener sa vie selon des principes sacrés. Ainsi Lantenac, noble par sa naissance et par sa conduite : il accepte deux fois sa mort, en étant pris à la Tourgue et en faisant demi-tour lors de sa fuite. Cimourdain aussi se montre implacable : c'est son obéissance à la loi qui le fait condamner à mort Gauvain, pourtant son fils spirituel. Quant à Gauvain, c'est son humanité même qui lui fait prendre la place de Lantenac sur la guillotine. Et pourtant, comme le dit le sergent Radoub, ne faut-il pas récompenser ceux qui font le bien ? le devoir veut parfois les punir : mais est-ce moral ? L'époque veut une loi forte, et non des hommes faibles : l'intransigeance est ce qu'elle est, mais elle n'est pas cruelle.