Ce même mois de mai, j'ai repéré des chardonnerets. Quatre couples. On les dit traqués et capturés pour être revendus et mis en cage. Leur minuscule poignée de couleurs, leur chant exquis, se négocie aujourd'hui au prix de la drogue.
Je découvrais "l'effet affût": le monde arrive et se pose à nos pieds comme si nous n'étions pas là. Comme si nous n'étions pas, tout court. On constate que le monde se passe de nous. Et même davantage: il va mieux sans nous.
Dans mon sac, il n'y avait pas seulement Lucrèce. Les albums du Père Castor aussi. Je les avais tous gardés et emportés là-haut. -Froux, Le Lièvre, Panache, L'Ecureuil.
Et il y avait Francis Ponge. Et c'était comme si j'avais pris avec moi beaucoup mieux que des jumelles, dont d'ailleurs je me suis longtemps passée, comme si j'avais pris avec moi de quoi scruter La nature des choses et la fabrique du pré. Ils faisaient la paire, Lucrèce et Ponge pour illuminer l'intérieur de notre maison pourrie d'humidité, une vraie caverne (...)(p. 29)
Les métaphores sont des courts-circuits à la lueur desquels les deux bords du monde se révèlent à nous, rassemblés en une seule féérie.
[...] la gestion du cerf : Dans ce conflit, il faut tout prendre en compte. L'aspect biologique, physiologique et sociologique, mais aussi la gestion et l'aménagement du territoire, et le côté réglementaire, juridique, administratif. Je veux vraiment avoir une vision globale de la question. Je veux savoir. Je veux me battre, a conclu Léo. Mais il n'a pas bougé.
Et moi, est-ce que j'ai bougé davantage ? Non. Je campais sur ma position, voilà tout.
La défection de Léo m'affectait profondément. J'y voyais une trahison. D'ailleurs, quand j'ai eu fini d'écrire l'épopée des cerfs et que je l'ai donnée à lire à Léo, c'était normal, il est carrément devenu menaçant, et il a exigé que je ne nomme pas la boucherie. Je pouvais donner les noms des cerfs. Pas le nom de la boucherie. Il m'a assuré que l'adjudicataire allait se retourner contre moi. - Un coup de feu est vite parti, lui ai-je répondu, je sais Léo, je sais.
- Et l'ONF, si tu le nommes, va te poursuivre, parce que c'est l'État et qu'on ne s'attaque pas à l'État. Et moi aussi, je vais te poursuivre pour diffamation, a ajouté Léo.
Ainsi, je me suis retrouvée avec les deux partis contre moi, l'ONF et les chasseurs. Plus Léo. Alors, comment fait-on quand on veut écrire le roman du réel, aujourd'hui ? Quand on veut l'aborder frontalement ? Comment parler du monde et de ce que l'écrivain y a découvert et qui le ronge, puisque c'est le monde d'aujourd'hui qui le passionne, qu'il veut connaître et faire savoir? Ce monde qu'on hallucine, les yeux grands ouverts.
Oui, comment fait-on ?
En passant outre.
Pas pris de lampe frontale. Pas voulu. J'ai toujours préféré m'habituer à l'obscurité. Me glisser dans la nuit sans être vue de personne. Ni des agriculteurs, ni des chasseurs. Utiliser plutôt ma vision latérale, animale, celle qui me permet de déceler les formes les plus embusquées dans les sous-bois, où les planètes les plus imperceptibles, comme Mercure à côté de Vénus dans le ciel noir qui nous enveloppe. Large détour pour arriver à mon poste. L'aube est venue sur le pré resté vide. Je les ai vus un vallon plus loin, sur le chemin du retour, au soleil. Ils étaient douze qui défilaient.
Eux et nous, pionniers des mëmes parcelles abandonnées par les humains, exclus et comblés, nous y étions, façonné un même espace bourré de "refus", ronces et bruyères. De liberté. De liberté menacée.
L'air en avait gardé un goût de féérie, et Nils m'avait surnommée Pamina.
Corps aux aguets. Je découvrais, étonnée, à quel bord j'appartenais. A celui des proies. Étrangeté, amplifiée par le genre qui m'incarnait, comme si depuis toujours le féminin et l'animal allaient ensemble, passionnément, dans le même qui-vive.
Le véritable art, c'est la révolution.