C'est mon bon ami
Nietzsche qui disait dans
Aurore : « L'oreille, organe de la peur, n'a pu se développer aussi amplement que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le mode de vie de l'âge de la peur… ». Et pour le coup, Fredo avait raison : l'ouïe s'aiguise quand on est susceptible d'être une proie. Ceci explique sans doute l'importance de l'écoute dans
le paradis (ou presque) de Charlie Huston. le personnage de Hank Thompson – antihéros psychotique, tueur à tendances toxicomanes – prête une attention particulière aux accents (russes, si possible), aux bruits qui courent (et il sera souvent question de courir à cause des bruits), aux téléphones portables qui font tenir la vie de ses parents à un fil, aux aboiements et aux feulements qui le préviennent d'un danger : il est une bête traquée. Les dialogues soulignent la parlure de chaque personnage, leurs hésitations, leurs tics de langage, quitte à risquer la caricature avec un type comme Dylan, trader truand qui profère des menaces avec les mots d'un golden-boy.
Quoi qu'il en soit, c'est une rumeur qui va déclencher la chasse quand Hank est averti au téléphone par un ami : « Dans le bus ou ailleurs, des gens viennent s'asseoir à côté de moi et tout d'un coup ils ont envie de me causer. Et généralement, tu vois, j'ai des oreilles. Alors je m'en sers. Mais il n'y a pas longtemps je crois que j'ai repéré quelque chose, disons un sujet de conversation qui revient fréquemment. […] le crime. On dirait que les gens, tout le temps, ils veulent me parler de crime. » En effet, le crime va sourdre et se répandre en un torrent qui sera bientôt assourdissant. Ce que Hank croyait enterré – son passé criminel, son fric, sa violence – ressurgit pour tout emporter sur son passage. Partant du Mexique, il traversera la frontière pour échouer à Las Vegas en laissant une trainée de sang et de dollars. On retrouve donc le polar qu'on aime, celui qui explose et fonce (le roman prospectif, contrairement à l'énigme policière qui est un récit rétrospectif, pour reprendre la distinction de Todorov). Ça frappe, ça flingue, ça tue en une sorte de road movie halluciné. La drogue joue un rôle majeur dans la narration aussi bien pour les ellipses dues à la défonce que pour l'acharnement des personnages qui sont « increvables » comme l'indiquait le titre des précédentes aventures de Hank Thompson. le fugitif résume ainsi : « Je sniffe deux grosses lignes de poudre pour me filer de l'énergie, et j'avale un Perc pour éviter de ressentir quoi que ce soit. Tout ce qui me reste à faire, maintenant, c'est de tuer tout le monde. » Dans un polar, la came est un bon principe d'écriture : toujours remplacer de longues pages de description par deux lignes de coke, et de la métaphysique par de la méthadone. Et puis, foncer dans le tas.
Pourchassé par tous ceux qui en veulent à son magot, Hank ne cherche pas précisément à fuir ; il ne peut jamais se dégager de son passé et la quête illusoire d'une l'identité neuve encadre tout le roman. Pour s'échapper, il fait entrer en collision ses poursuivants. Sa tactique consiste à les embrigader involontairement dans son équipe et les mettre en contact : l'explosion est souvent immédiate. Cette foire d'empoignes est donc loin d'être désordonnée. Tant de violence est mûrement réfléchie, comme une partie de football américain, métaphore qui parcourt tout le roman. La narration joue avec brio à télescoper les personnages, les péripéties et les coups durs. A cet égard, les premières pages où Hank apprend qu'on le poursuit encore témoignent de l'habileté de l'auteur et de son traducteur.
Pourtant, les défauts du Paradis (ou presque) viennent sans doute des qualités que je viens d'évoquer. En effet, ce roman à l'affût des bruits aime s'écouter parler. Des prédécesseurs comme Hammett ou Chandler avaient une écriture serrée, incarnée par des personnages laconiques (tel Whisper dans La Clé de verre), aux mâchoires serrées où pouvait à peine se glisser une cigarette. Ici, le roman commence par Hank qui s'enfourne des clopes dans les oreilles afin de les déboucher. le brouhaha peut alors pénétrer et il faut bien avouer que le roman a certaines longueurs. Allez, juste un exemple : « En temps normal, si j'étais juste un type d'ici qui habite au bord de la plage, je n'aurais pas vraiment besoin de fermer ma porte à clé. Mais je ne suis pas ce type et il est indispensable que je boucle ma porte à clé. Je cache certains secrets. » Franchement, c'est tellement lourd que c'en devient insultant. Autre écueil du roman, l'espèce de narration à la première personne devant nous mettre dans la peau d'un tueur violent. C'est pompé à
Jim Thompson – dont Hank est l'homonyme – et l'imitation est ratée, tout bonnement. Par exemple : « Je reste tapi là toute la nuit à pleurer, malheureux comme les pierres, sans pour autant m'apitoyer sur mon sort. Parce que je suis un fou furieux de tueur et que je mérite tout ce qui m'arrive. » Personnellement, ce genre de phrases me pique les yeux. Inutile donc de préciser que je n'ai pas été sensible au « style » de l'auteur, qu'on tentait de me refourguer comme argument commercial. Dans l'ensemble, les références culturelles trahissent le côté brillant de ce roman, trop habile, trop sûr de maîtriser les ficelles qui font un bon récit. Ce n'est pas un mal en soi, bien entendu, mais on aimerait que l'auteur oublie un peu ses connaissances pour trouver un ton plus sincère. Car, au final, si je reconnais les qualités de ce roman, je me lasse de sa dextérité. C'est violent, mais ça n'a pas le goût des tripes et du whisky. C'est un peu chiant. Comme un match de foot américain, en fait.
NB : je m'interroge un peu sur le travail éditorial de ce livre. Outre quelques belles fautes de français, les notes du traducteur sont assez pénibles. Je vois l'intérêt de préciser quelques références culturelles difficiles à saisir pour le lecteur européen, mais est-il bien utile d'expliquer en bas de page qu'un touchdown est un essai au foot américain, que Taxi Driver est un film de Scorsese et que Purple Rain est une chanson de Prince ?