Ce texte dramatique retrace la vie de la pianiste roumaine juive Clara Haskil, de ses débuts de petit prodige de sept ans jusqu'à l'apothéose de sa carrière musicale internationale, à travers le filtre délicat et sensible de sa subjectivité qui transcende à la fois les épreuves intimes et les désastres historiques de la première moitié du XXème siècle.
Ce monologue théâtral est parfaitement mené. Le flux de conscience de Clara Haskil est assez clair pour embarquer l'auditoire dans son courant alors même que le débit est vif et que le public se laisse entraîner sans savoir où il va, plongé dans la psyché lumineuse de ce personnage historique. C'est le cheminement d'une âme bonne, sincère, à la spontanéité touchante et à l'instinct musical sûr et hors du commun. Cet élan intérieur qui la guide dans la musique comme dans la vie la rend têtue, voire revêche, aux yeux du monde, surtout les tenants de la technicité pure qui lui reprochent sa dispersion et son manque de travail. Mais celles et ceux qui apprécient son talent trouvent que c'est ce qui singularise son jeu et la marque de son génie propre, capricieux mais au sens musical supérieur au commun des mortels, et même du commun des musiciens.
L'écriture est sensible, délicate, touchante. Par intervalle, elle recèle des images inattendues et magnifiques. Au fur et à mesure des années rétrospectivement parcourues, le timbre change peu à peu, presque imperceptiblement : sans perdre de sa fraîcheur ni de son authenticité, il gagne en maturité. On sent dans la maîtrise du langage de Serge Kribus une compréhension profonde, immédiate, empathique, des différentes étapes, évolutives, de l'âme humaine. Jamais il ne sombre dans le pathos, et il parvient à trouver le juste équilibre pour mettre en voix deux valeurs essentielles trop dédaignées aujourd'hui : la pudeur - au sens noble - et la tendresse.
Les autres personnages, tous historiques, sont évoqués à travers elle, leurs répliques prononcées à travers sa propre bouche, en écho. Les personnages principaux qui gravitent autour d'elle sont les membres de sa famille : sa mère aimante, ayant peur d'abandonner son enfant à une carrière artistique trop précoce pour ses besoins affectifs de petite fille, son père qui meurt dans son enfance, sa grand-mère (« Mémé »), qui veille comme un ange gardien à la santé de sa descendance, ses deux sœurs Lili et Jeanne, avec qui Clara partage un amour sororal sans faille, ses oncles Zac et Avram de Vienne, le second l'emmenant avec lui pour lancer le début de sa carrière de pianiste. Puis viennent ses professeurs successifs de piano, ses médecins et ses amis musiciens et soutiens financiers, chacun·e avec sa personnalité tranchée et ses traits distinctifs qui fait que chaque catégorie ne peut être réduite à un type, ce qui fait que le texte renvoie une vision du monde très nuancée et subtile, avec un sens de l'observation aigu et un grand sens des psychologies humaines.
Je recommande chaudement cette pièce - sur scène ou sur papier -, car je me suis délectée d'un bout à l'autre de ma lecture. À l'instar de son thème principal, la musique, il s'agit davantage d'un théâtre de voix que d'un théâtre de vision et le texte se lit donc avec grand plaisir.
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