Et voilà. Encore un chef d'oeuvre de
Manu Larcenet. C'est qu'on prend vite le goût de jolies choses...
Je ne parlerai pas que de mon ressenti sur l'un des deux tomes mais de l'intégralité du Rapport.
Le texte, d'abord. Noir, profond, sublime. Je n'ai pas encore lu le roman de
Philippe Claudel mais je compte bien me ruer dessus. L'histoire nous est racontée par son narrateur, Brodeck, qui vient d'apprendre l'assassinat de l' « Anderer », un mot allemand qui signifie « l'étranger », et à qui on confie la tâche d'écrire un rapport parce qu''il faut que ceux qui lisent [ce] rapport comprennent et pardonnent ». Mais en marge de ce rapport, sur un carnet de cuir, Brodeck raconte la véritable histoire, telle qu'elle a vécu, celle qui ne disculpe pas les assassins mais, au contraire, les accuse. Pour le rapport : les faits, concis, chronologiques ; pour l'autre récit, celui qui nous est donné à lire, un récit plus personnel, à la chronologie anarchique, sensible.
Le rapport de Brodeck se déroule dans un village reculé, où l'on parle allemand ; la seconde guerre mondiale est évoquée à travers, notamment, la mention des camps de concentration mais elle n'est pas explicitement nommée : le récit touche en effet à l'universalité. Il parle de la laideur de l'âme humaine, du réflexe de peur qui pousse chaque homme à se protéger derrière le groupe et à sacrifier ceux qui diffèrent un peu, les étrangers. Il parle du sentiment de culpabilité de l'homme qui a livré son semblable, mais d'une culpabilité non assumée, haineuse, dangereuse.
Le traitement que
Manu Larcenet fait du texte de
Philippe Claudel le sublime. Je ne parlerai pas en détails de la technique de son dessin : on a déjà beaucoup glosé sur la grande qualité graphique de ce noir et blanc très travaillé. Par contre, je toucherai deux mots des nombreuses trouvailles narratives : par exemple, la mort de la femme du directeur du camp, dans le tome 1 (p122), décrite, de façon muette, par cinq cases – une verticale et quatre horizontales de taille égale – décrivant des ombres d'hommes piétinant une ombre de femme ; autre exemple : dans le tome 2, cette fois, le maire est amené à prononcer un discours de bienvenue à destination de l'Anderer, discours consternant dans la mesure où il fait l'éloge des qualités d'accueil des habitant du village – alors qu'au contraire, ceux-ci n'éprouvent que de l'hostilité envers ceux qui viennent d'ailleurs ; au détour d'une phrase, le maire supplie : « s'il-vous-plait, monsieur, ne nous jugez pas trop mal ni trop vite/ Nous avons traversé bien des épreuves et notre isolement a fait de nous des êtres en marge de la civilisation/ Néanmoins, pour qui nous connaît vraiment, nous valons mieux que ce que nous paraissons » (p54). Ce qui est intéressant dans ce passage, c'est que
Manu Larcenet élargi son cadre (gros plan case 1 – plan rapproché case 2 – plan d'ensemble case 3) alors que le texte invite à faire l'inverse : au lieu d'individualiser les habitants, il les fond dans la masse... Car c'est la foule qui est dangereuse, qui avale les hommes et les pousse à éprouver des sentiments négatifs qu'ils n'éprouveraient pas s'ils étaient seuls. Et c'est ce que
Manu Larcenet tente de retranscrire en opposant visuellement la solidarité des villageois à la solitude de l'Anderer... et, surtout, de Brodeck lui-même.