Connaissez-vous l'archipel des Chagos ? En avez-vous déjà entendu parler ? Pas qu'il m'en souvienne pour ma part.
Mais après la lecture de "
Rivage de la colère", je n'oublierai plus ces îles-grains de sable du nord de l'océan Indien. Au début des années 70, les habitants de l'archipel, qui était jusque 1967 rattaché à l'île Maurice, sont expulsés de leur terre, de leur maison, de leur histoire et déportés vers Maurice ou vers les Seychelles avec interdiction de revenir chez eux. Objet d'un marchandage inique entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis et d'un abject chantage à l'indépendance de l'île Maurice, l'archipel des Chagos, et Diego Garcia, l'île principale en particulier, abritent désormais une base militaire américaine. Les Chagossiens, souvent les enfants de ceux qui ont été ainsi expulsés, continuent de revendiquer leur droit au retour et luttent pour obtenir un dédommagement financier qui ne soit pas une obole.
Mais quel est le prix de l'arrachement, de la déchirure et de l'exil forcé ? Quel prix pour ainsi disposer d'hommes, de femmes, d'enfants, de leur existence, de leur mémoire et de leur postérité ? A l'heure où, pour seule réparation, l'on déboulonne les statues d'esclavagistes morts depuis longtemps, les nations continuent d'ignorer avec un mépris ignoble le sort des Chagossiens.
"Sauvage. Sagouin. Nègre-bois. Voleur. Crétin. Crevard. Fils de rien.
Chagossien, ça voulait dire tout ça quand j'étais enfant. Notre accent ? Différent de celui des Mauriciens. Notre peau ? Plus noire que celle des Mauriciens. Notre bourse, vide. Nos maisons, inexistantes." (p. 33)
C'est cette colère incandescente que porte le roman de
Caroline Laurent et qui s'incarne dans des personnages inoubliables. Marie aux pieds nus, la belle Chagossienne, arpente le petit bout de terre où elle est née, où sa mère repose et où elle a elle-même donné naissance à Suzanne. Comme les autres habitants, elle guette le cargo qui irrégulièrement fait halte à Diego Garcia et apporte, en plus des denrées introuvables sur l'île, des nouvelles du monde. Mais ce jour de mars 1967, Gabriel en descend et Marie ne voit plus que lui. Venu de Maurice pour seconder le gouverneur en veillant sur la production de coprah, le jeune homme d'à peine 20 ans découvre son nouvel environnement avec réticence d'abord, et puis, emmené par la fougue de Marie, il se coule dans la vie de l'île. Quelques mois de répit avant que les Chagossiens ne soient enfermés dans les cales d'un cargo, sans savoir où celui-ci les emmène, ni ce qu'il adviendra d'eux. Sans savoir que le peu qu'ils avaient vient de leur être volé.
Cinquante ans plus tard, Joséphin, le fils de Marie, porte à son tour la colère et la révolte de sa mère et de tous les "enfants éternels de Diego Garcia" (p.399) face à la Cour internationale de justice de la Haye.
Avec une extrême finesse et une infinie sensibilité,
Caroline Laurent enchevêtre souvenirs maternels, enquête documentaire et fiction. le résultat est foudroyant de beauté, de chagrin et de cette colère capable de "renverser le monde". Les mots charrient faits, paysages et sentiments avec une pureté cristalline qui fait résonner toutes les douleurs. Par la grâce de cette écriture tout à la fois précise et poétique, Marie, Josette, Gabriel, Angèle, Marcel, Suzanne, Joséphin... continuent de fouler le rivage de Diego Garcia et d'inscrire leurs existences flouées au creux de nos consciences.