Nuri se souvient, à coup de long flash-back, Nuri se rappelle sa vie d'avant, là-bas, à Alep, quand elles étaient encore calmes, et sa vie et sa ville !
Quelque part dans une station balnéaire au sud de l'Angleterre, réfugié dans une pension avec sa femme Afra, espérant émigrer dans une Londres qui sera forcément plus proche de celle de
Ken Loach que de la mythique carnaby streat, il ressasse le sac et le ressac d'une destinée déracinée qui étouffe sous l'amas nauséabond des algues noires que la guerre civile a jeté sur sa famille meurtrie.
Le bonheur se mesure quand il a disparu.
Disparu le familier bourdonnement des milliers d'abeilles dont il faisait son miel.
Disparues les abeilles aussi, il ne reste que cendres et papillons noirs qui sifflent et explosent, laissant cratères et cadavres au coeur de la ville martyre où rugit sa douleur.
Disparu dans le regard engorgé de sa femme où stagne la détresse noire d'avoir dû fuir le pays où sont ensevelis ses propres morts.
La tragédie d'un peuple s'exprime à travers l'odyssée effrayante d'un modeste couple d'Alep qui brave les dangers des filières de passeurs clandestins pour échapper à la folie meurtrière et fratricide du régime totalitaire et contesté de Bachar El Assad.
La tragédie des migrants jetés, souvent contre leur gré, sur les routes, à traverser rivières et mers, dans l'espoir d'un avenir convenable dans un pays lointain qui ne veut pas d'eux.
Ils fuient la Syrie à feu et à sang comme d'autres le Gabon, la Somalie, le Soudan et le Maroc.
Soit ils fuient, qui la guerre civile, qui la misère, soit ils sont attirés vers un Eldorado comme les papillons de nuits les phares de la voiture qui va les fracasser.
Parce qu'ils vont se fracasser, abusés par des passeurs sans scrupules, entassés dans des camps d'infortune, battus dans des prisons indignes, précipités de rafiots surchargés par de rapaces trafiquants avides et inhumains.
Ils traverseront les frontières qui les éloigneront du bonheur cassé, la Syrie, la Turquie, l'île de Leros, la Grèce…des noms qui évoquaient l'exotisme avant d'être synonymes d'exode, d'enfermement, de contrôle d'identité et d'interminables moments de rumination.
Les souvenirs entrent en irruption, bouillonnent et se répandent sans retenue. Lave incandescente qui brûle un cerveau déjà tellement mis à mal par l'incertitude, la promiscuité et la turpitude de certains compagnons d'infortune voire même pire.
Un roman âpre qui comme un sparadrap vous arrache la peau mais aussi le coeur et l'âme, vous dépouille comme un lapin, vous exhibe dépecé, nu et vous expose à cru, à la cruauté humaine dans toute sa laideur, sans plus aucune protection.
Ecorchée aussi, la narration qui épouse les méandres sinueux des pensées rétrospectives du personnage principal qui nous livre son histoire et celle des siens en creusant plus profond encore dans une mémoire dynamitée par la guerre.
Ni les faits principaux ni même l'histoire des personnages ne suivent aucune chronologie linéaire mais nous sont distillés de façon fragmentaire, étant parfois considérées comme acquises les informations même capitales qui se découvriront pourtant aux pages qui se tournent.
Ceci peut surprendre.
Au début du livre, j'ai cru avoir zappé une partie du récit par inattention et ce n'est qu'après avoir re-survolé ce que je venais de lire que j'ai compris que c'était une démarche stylistique.
Et parfois, face à l'immensité, perdu au centre d'une page, un mot, un lieu, un pont entre deux chapitres, une passerelle entre deux étapes, un mirage auquel s'accrocher comme lui se cramponne à ses deux pages encadrantes.
Un fil, le fil de la vie, ténu, quelques lettres dans un océan blanc, un embarcation perdue en pleine mer mais l'espoir d'une suite, d'un futur, d'un avenir !
Un roman nécessaire qui donne la parole à ces hommes et ces femmes brisés par un monde absurde mais qui gardent en eux la force de risquer leur vie pour qu'un jour elle soit plus belle. Un beau roman, une triste histoire.