Et si Sturkeyville n'était qu'une grande maison contenant d'autres maisons, autant de petites boites dans une grande boite que l'oeil haut placé, et malsain, d'un dieu inquiétant couverait sans discontinuer ? Une expérience ?
Sturkeyville, telle la Sunnydale de l'icônique Buffy, ou même Twin Peaks, rappelle que les États-Unis sont grands, très grands, et que les Américains raffolent de ce genre d'endroits coupés, à leur façon, de l'espace et du temps qui, à eux seuls, semblent rassembler toutes leurs angoisses, leurs psychoses et leurs secrets les mieux enfouis, dans une concentration maléfique où règne le bizarre (le « weird »), l'étrange absolu et même (surtout ?) l'horreur, qu'elle soit dicible ou indicible.
Sturkeyville, la ville imaginée par
Bob Leman au travers d'une demi-douzaine de récits parus entre la fin des années 1970 et la fin des années 1980, est symptomatique de cette atmosphère bien particulière, héritée de la conquête de l'Amérique du nord, de villages montés à la va-vite et parfois abandonnés tout aussi rapidement, devenus fantômes, mais aussi des mythes nouveaux qui se sont ancrés au fur et à mesure du temps et d'un effet de contamination avec les mythes locaux (voir la nouvelle "Odila" et son étonnant Très Grand). Car à Sturkeyville, petite ville qui, bien que l'on cite régulièrement des événements ou des toponymes hors de sa géographie (mais ils sont autant de fantômes), vit comme douée d'une autonomie qui puise sa force dans un irrationnel naturel, auquel les citoyens de Sturkeyville se sont habitués, au gré des générations, et même adaptés. Pourtant, tout est secret, et le secret, tout comme le bizarre, fait partie intégrante de cet ordre irrationnel et nous sommes là, à Sturkeyville, comme à Sunnydale, là où les anciens mythes croisent les nouveaux, nés de l'installation des colons et de l'industrialisation, du XIXème siècle aux années 60, dirons-nous. En résulte une forme d'atemporalité, bien résumé par le narrateur de la nouvelle « Loob » : « Si l'exercice de la raison m'a rapidement amené à cette conclusion, par la suite, cette quête désespérée de la vérité s'est confondue avec la traque du responsable de mon exil dans ce cul-de-sac temporel ». le narrateur de Loob (y voir sans doute un jeu de mots avec loop, la « boucle »), pourtant, se trompe de cible. Ce n'est pas tant la personne qu'il traque que l'on doit considérer comme le coupable de son malheur, mais Sturkeyville elle-même, qui attire tout autant les monstres « vers » (La Saison du ver) que les vampires (La Quête de Clifford M.). La responsable de tous les maux est la ville elle-même, une ville où plusieurs familles reviennent au fil des différents récits, comme indéracinables, comme indissociables de l'étrange développement de la ville, comme si elles en étaient les gardiennes-esclaves indubitablement enchaînées, toujours destinées à revenir là où elles sont nées… une ville où s'est installée une industrie métallurgique où les pluies ont tout rouillé jusqu'aux habitants… souvent eux-mêmes de cette couleur rouille (cf "Odila"). Tout se contamine à Sturkeyville, tout se transforme (au point que l'on songe parfois aux délires fantastiques de l'excellent mangaka d'horreur
Junji Ito - voir
Spirale). L'humain devient mythe par ses transformations, une légende sombre pour lui-même (Les créatures du lac) et nous prouve, s'il en était besoin que Sturkeyville est bel et bien un organisme autonome, en mutation, que l'orgnanique transmute même l'inorganique si bien que même les maisons - et l'habitat se révèle alors un motif essentiel de ce
bienvenue à Sturkeyville - prennent vie ("Viens là où mon amour repose et rêve") ; car tout ce qui naît, croît, grandit, ou s'installe à Sturkeyville, vivant ou pas, appartient à Sturkeyville. Il en va donc de même pour l'habitat, qu'il soit simple maison possédée par une créature ver (La Saison du ver) ou une belle et ancienne maison Victorienne ; souvent construites d'un « grès gris » austère. L'héritage fait partie du secret, fait partie du processus de mutation (Les créatures du Lac), qui rappellera parfois l'étrangeté d'une métamorphose à la Kafka (et ce d'autant plus que la dimension sociale est insécable des histoires se déroulant à Sturkeyville), voire l'étrangeté d'un « K » façon Buzzati. Les récits eux-mêmes sont organiques, mutants, jamais serviles d'une ligne droite toute tracée, l'ensemble n'est donc lui-même qu'un seul organisme, et c'est ainsi que vous débuterez votre visite là-bas : « A Sturkeyville, il y a une dizaine d'années, vivait un certain Harvey Lawson, dont la femme était un ver. »
Une façon, en somme, de vous dire : «
Bienvenue à Sturkeyville ». Mais en repartirez-vous ?