Deux profs d'université, l'un anglais (Philip), l'autre américain (Morris), échangent leur poste pendant six mois. Pour Philip le terne, l'éclat du soleil californien régénère les sens de manière inattendue. Pour Morris le fanfaron, la morose université d'une ville industrieuse anglaise est une vraie punition, à moins que ? Un livre tout pété d'humour anglais, écrit en 1975, se déroulant en 1969.
Aux USA, c'est l'heure de la révolution sexuelle, des hippies, mais aussi de la contestation. Contestation de la guerre du Vietnam notamment, mais contestation en passe de devenir un art de vivre pour les étudiants. S'il n'y a rien à contester, on trouvera quelque chose ! On le fabriquera, s'il le faut. Et là, dans la description de "l'affaire du Jardin du Peuple", j'ai tilté.
Ce qu'il décrit du bordel californien des années 70 est incroyablement actuel. Ce besoin de contester, de s'indigner, sur tout et sur rien, de le faire savoir, de s'en faire un hobby qui se déguise parfois en destinée, ou même en raison de vivre. Manifester pour manifester, pour le droit de manifester, contre l'interdiction de manifester, contre les exactions commises pendant les manifestations, contre les lois émises pour contrer les manifestations, ad lib… le gilet jaune zadiste, l'étudiant anti-guerre du Vietnam, le bordel est joyeux au départ, puis un cercle vicieux s'empare du mouvement, semant le malheur ou la destruction sur son passage et on ne rit plus du tout. Tout y est, les politiques débordés, les agitateurs qui s'en donnent à coeur joie, les flics qui déploient des trop gros moyens pour des choses au départ anecdotiques, l'engrenage, la colère puis la furie, la violence qui tire à vue...
Bien vu aussi le jeu des media, qu'ils soient pro (télé) ou amateurs (internet aujourd'hui, journaux étudiants ou radios libres à l'époque). On y trouve les mêmes mecs dépassés par leur mouvement, ceux qui manifestent pour manifester, ceux qui applaudissent les contestataires pour ne pas passer pour ringard ou facho, ceux qui réclament le retour à l'ordre et passent pour ringard ou facho, des monsieur je-sais-tout, des qu'est-ce que je fous là…
… et les media leur tendent le micro, qu'importe le contenu, il faut remplir ! Des stars naissent et disparaissent en quelques semaines, quelques jours. La ringardisation ringardise les ringards de l'anti-ringarderie. On encense l'un avant de le détester, on attaque l'autre avant de le cajoler, tout est très sérieux, on s'empoigne, on s'invective, on est sûr d'avoir raison… et le lendemain, tout est balayé par des têtes nouvelles clamant à leur tour leur manifeste…
Dans le livre de
David Lodge, tout commence avec des étudiants (un peu en mal de luttes indignées) qui décident de s'installer dans un terrain vague appartenant à la fac californienne où enseigne Morris ("échangé" avec Philip). A la manière des zadistes de NDDL, ils le font progresser, ce petit parc qu'ils baptisent Jardin du Peuple. Ils plantent, créent des bosquets des potagers, répandent la verdoyance, et on ne peut qu'applaudir toutes ces bonnes volontés positives. Fin des années 60, parmi les volontaires jardiniers, hippies du flower power, écolos à la main verte, jeunes filles en fleur, amoureux poètes, fumeurs de joint, se glissent aussi des toxicos, et les clochards de la ville qui viennent s'installer là, et des bagarres la nuit et des grosses fiestas bruyantes autant que défoncées… ce qui fait que les habitants du voisinage finissent par réclamer l'intervention de la police… et c'est l'engrenage, manifs pour sauver le jardin, répression, manifs contre la répression, répression plus féroce, manifs féroces contre la férocité, gaz lacrymo, un mort, demande de démission du gouvernement, répression, manif etc…
C'est tellement bien décrypté, autour du prof anglais perdu dans cet univers en ébullition, que je ne pouvais que répéter : c'est écrit en 1975 ! C'est drôle, c'est bien vu, et alors quoi ? Non qu'il soit visionnaire,
David Lodge. Très observateur oui, mais pas forcément visionnaire : disons plutôt que ça nous rappelle que le schéma est établi et se répète en montrant toutes les failles de n'importe quel gouvernement démocratique - ailleurs, sans démocratie, l'armée tire dans le tas et colle les survivants en prison.
Lui raconte ça avec humour et cocasserie, mais ça vient aussi télescoper mes lectures de l'année, situés à la même époque, les années Vietnam en Amérique. Je note que dans ces livres racontant cette décennie, il n'est pas question des assassinats des Kennedy par exemple, alors qu'on aurait pu penser que c'était assez marquant pour tous… Non, ils racontent les luttes étudiantes, tous parlent de la dénonciation de la guerre du Vietnam (il faut dire, la guerre la plus inutile du monde, si tant est qu'il y ait des guerres utiles). A différents degrés. Dans différents coins du pays. La jeunesse de Caroline du Sud (les deux livres de
Pat Conroy) n'y comprend pas grand chose, est plutôt réfractaire limite réactionnaire, et voit surtout que c'est le bordel. La jeunesse californienne par contre (comme dans
David Lodge), s'esbaudit au soleil, rendant ce bordel assez joyeux, tandis qu'à l'Est dans la Pastorale Américaine de Roth, on fait n'importe quoi, sombrant dans la violence sous des prétextes restants à déterminer.
On découvre aussi que dans ces années-là, le problème des Noirs apparaissait comme une curiosité pas évidente aux jeunes de l'époque. Moi qui pensais que l'anti-racisme régnait chez les étudiants qui soutenaient sans faille le Black Power, pas du tout : un Noir était un être un peu étrange, qui en s'émancipant (malhabilement, au départ) allait donner quelque chose que les Wasp ne saisissaient pas clairement, même en étant très ouverts… quand ils l'étaient, ce qui n'était pas acquis partout.
On apprend aussi que ces filles en violet et ces gars en rose, dansant pieds nus dans les prés, étaient des gens. Ils en seraient presque devenus des personnages mythiques, des easy riders, des fantômes aujourd'hui disparus comme cette époque… Pas du tout. C'était des gens. Malhabiles, complexés, déçus en amour, perdus face au monde du travail, expérimentant des choses interdites avant de se couler gentiment dans le moule sans vouloir trop déranger. Des gens gentils, timides, des gens comme nous, quoi ! Même chose pour les profs, ces héros. Pour les chefs, jamais trop faits pour le job mais fiers de leurs prérogatives. Même chose pour les époux, les épouses.
En gros,
David Lodge nous parle des gens ! Nous parle de nous. Et son humour nous rend tout ce souk pas si désagréable…
Une note pas dithyrambique toutefois, car il cède à quelques facilités de scénario, nous laissant un peu sur le cul autant que sur notre faim. Et ne réussit pas complètement à nous faire adopter ses personnages principaux. Un petit manque de tendresse ? Sans doute...