l y a un abîme entre la vie viscérale et sanglante que je partage avec Mabel et la vision distanciée, réservée, qui caractérise la façon dont nos contemporains apprécient la nature. Je sais que certains de mes amis considèrent le fait de vivre avec un faucon comme quelque chose de moralement suspect, mais je ne pourrais pas aimer les oiseaux les comprendre aussi profondément si je ne les avais vu que sur des écrans. J'ai fait d'un faucon un fragment de vie humaine et d'une vie humaine un fragment de la vie d'un faucon, ce qu'il a rendu un million de fois plus complexe et source d'émerveillement à mes yeux.
Les mots qu’on a lus un jour se tracent un chemin secret.
Nous portons les vies que nous avons imaginées de même que celles que nous vivons, et parfois, nous faisons le compte de toutes celles que nous avons perdues.
Assise à côté de Mabel, je lisais et relisais L'AUTOUR, et chaque fois, j'avais l'impression qu'il s'agissait d'un texte différent. Parfois un récit d'aventure, drôle et caustique. Parfois le journal d'un homme qui se moque de l'échec. Parfois encore une chronique poignante du désespoir d'un autre homme.
Quand Mabel était perchée à vingt mètres de moi sur le terrain de cricket, une partie de moi-même restait là-bas avec elle, comme si quelqu'un s'était emparé de mon coeur pour l'emporter à cette distance. Cela me rappelait les enfants de A la croisée des mondes, la série de romans fantastiques de Philip Pullman, dans laquelle chaque personne a son propre daemon , un animal qui est la manifestation visible de son âme et qui l'accompagne partout. Quand les personnages sont séparées de leur daemon, ils souffrent. C'était un univers très proche du mien. Je me sentais incomplète si l'autour n'était pas sur mon poing: nous étions une partie l'une de l'autre.
Nous portons les vies que nous avons imaginées de même que celle que nous vivons, et parfois, nous faisons le compte de toutes celles que nous avons perdues. (Page 183)
Au cours de ces mois en compagnie de Mabel, j'ai appris que l'on sentait plus humain une fois que l'on avait fait l'expérience, ne serait-ce qu'en imagination, de ne pas être (p.370)
Je savais que je n’étais pas folle à lier parce que j’avais déjà vu des gens aux prises avec la psychose et que cela, c’était la folie, aussi reconnaissable que le goût du sang dans la bouche. J’étais atteinte d’un genre de folie très différent, une folie calme et dangereuse, extrêmement dangereuse. Une forme de folie destinée à m’empêcher de devenir folle. Mon esprit luttait pour combler l’abîme et construire un monde neuf et à nouveau habitable. Le problème, c’est qu’il n’avait aucun matériau : ni compagnon, ni enfant, ni maison. Pas même un emploi stable. Alors il s’empara de tout ce qui passait à sa portée. En désespoir de cause, il se mit à interpréter le monde de façon aberrante. J’ai donc commencé à établir des liens bizarres entre les choses. Des détails sans importance ont brusquement acquis une signification extraordinaire.
White reçut ainsi une lettre qu'il n'oublia jamais, qui toucha une corde extrêmement sensible. Son auteur expliquait enseigner l'ornithologie depuis trente ans et avoir observé les oiseaux toute sa vie. "Oser dire que vous aimez un oiseau après avoir soumis nos merveilleux rapaces à de telles tortures dépasse l'entendement d'un esprit normal. N'y a-t-il pas assez de cruauté dans le monde pour votre amusement ou votre passe-temps ?"
Douceur et amour. Je me souviens que tout en conduisant, j'ai repensé avec indolence à ce brusque accès d'amour brûlant que j'avais ressenti, sur le quai de ce port écossais, pour un homme qui tenait dans ses bras un oiseau terrifié par un monde qu'il ne pouvait comprendre . Il m'a fallu des kilomètres de réflexion patiente pour comprendre que cet amour avait un lien avec mon père et avec moi-même. (p. 86)