Citations sur L'archipel d'une autre vie (227)
Nulle sagesse ne donnait de réponse à cette question si simple : comment aller au-delà de notre corps fait pour désirer et de notre cerveau conçu pour vaincre dans les jeux de rivalités? Que faire de cet animal humain rusé, cynique, toujours insatisfait et dont l'existence n'était pas si différente du grouillement combatif des insectes qui s'entre-dévoraient dans les fentes de mon abri?
Staline était mort ! Les camps s'étaient entrouverts. Un flot de prisonniers avait déferlé, pressés de quitter la Sibérie.
Le pantin implanté dans nos cerveaux, rendait chimérique toute idée d’améliorer l’humanité. Les grands médecins de l’âme espéraient extraire ce vibrion qui nous poussait à haïr, à mentir, à tuer. Mais sans lui, le monde n’aurait pas eu d’histoire, ni de guerres, ni de grands hommes. P 131
Dans le camp, j’ai rencontré un prêtre, un prisonnier lui aussi. Il me parlait de Dieu qui nous aimait, de la lumière au plus profond de l’abîme… Il était dans son rôle. Je ne répliquais pas. À quoi bon ? Puisque, avant et après la mort de ces enfants, on n’a jamais arrêté de tuer, de brûler et… de bâiller ! L’apparatchik qui m’a reçu était plus sincère que le prêtre, il ne vantait pas la lumière de Dieu… »
Il s’interrompit, opinant doucement à ses pensées. Puis tendant son bras vers la forêt, chuchota : « Regarde, Pavel ! C’est cela la lumière dans les ténèbres. Nos feux, allumés pour tromper cette femme. Oui, ruser, mentir, frapper, vaincre. La vie humaine. Un gamin s'étonnerait : pourquoi tout cela ? Dans cette belle taïga, sous ce ciel plein d’étoiles. L’adulte ne s’étonne pas, il trouve une explication : la guerre, les ennemis du peuple... Et quand ça devient vraiment invivable, il te parle de Dieu, de l’espérance ! Les enfants qui se noient sous la glace, qu’est-ce qu’ils ont à faire de cette lumière divine ?
Un matin, en reprenant ma marche, je me rappelai les coups que j'avais reçus au visage et, très clairement, je compris qu'il n'y avait plus, en moi, aucune envie de vengeance, aucune haine et même pas la tentation orgueilleuse de pardonner. Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la lumière
Dans ce monde confus, l'unique constante s'imposait : la haine. Elle pouvait résulter du désir, de la peur ou bien des idées apparemment nobles et, curieusement, les plus meurtrières.
Dans le regard de Vassine, je devinai ma crainte : " Nous a-t-il entendus parler du prisonnier politique ? Et si oui, va-t-il nous dénoncer à Louskass ?"
De nouveau, je sentis en moi un frisson de lâcheté, la présence du "pantin de chiffon" qui me suggérait l'obéissance, l'effacement de toute parole imprudente, en fait, le bannissement de tout ce qui nous rendait vivants.
A cet instant de ma jeunesse, le verbe vivre a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d'apparaître ici-bas, exister allait me suffire.
Sous les débris de ciment, je trouvai une poupée de chiffon, le pantin que j’avais souvent vu dans les mains de la petite Sima, fille d’un terrassier. Le premier frémissement, chez moi, d’un amour enfantin… La vue de cette loque de tissu me donna la sensation de l’extrême fragilité de mn propre corps. Le pantin s’incrusta en moi – réplique d’ange gardien qui allaient me conseiller désormais la prudence, le compromis, la résignation.
À cet instant de ma jeunesse, le verbe « vivre » a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. Pour toutes les autres manières d'apparaître ici-bas, « exister » allait me suffire.