Citations sur L'archipel d'une autre vie (227)
Jamais je ne m'étais senti aussi uni à cette vie dite sauvage et à laquelle à présent j'appartenais (…)
Il y avait juste le silence ensoleillé de la rive que je longeais, la transparence lumineuse du ciel et le très léger tintement des feuilles qui, saisies par le gel, quittaient les branches et se posaient sur le givre du sol avec cette brève sonorité de cristal. Oui, juste la décantation suprême du silence et de la lumière.
Quand il apparaissait au cantonnement, les conversations s’éteignaient. Grand, chauve, il avait les yeux d’un bleu éclatant, comme la cassure d’une banquise. Pendant la guerre, il envoya devant le peloton d’éxecution des « traîtres » et des « défaitistes ». Depuis sa mission n’avait pas beaucoup changé… Se croyant au service d’une idée, Louskass ne supportait as les imperfections de la vie. Si ç’avait été en son pouvoir, il aurait redressé tous les troncs tordus dans la taïga des environs.
Devant moi,une rivière murmurait sa ritournelle sonore, une plante aquatique laissait flotter ses tresses fleuries.Cet ondoiement, au gré des flots, me sembla doté d'une signification bien plus profonde que notre piétinement dans les fourrés et nos tirs contre les cibles clouées aux troncs des arbres...
- En ces années, la planète aurait pu disparaître. 1949, 1950… La guerre de Corée. Les Américains étaient prêts à refaire un Hiroshima en bombardant la Chine maoïste, notre alliée. Mais le message est arrivé à temps : la Russie venait de se doter de sa propre bombe. Les essais avaient dépassés les attentes, calcinant des kilomètres carrés de désert, des constructions en béton, du bétail qu’on y avait déposé pour augmenter la valeur du test, et même, disait-on, quelques prisonniers, des condamnés à mort. Il ne restait qu’un miroir de sable fondu. Les avions de reconnaissance s’y voyaient reflétés comme dans un lac. Leurs pilotes mourraient d’ailleurs en deux jours, tant le niveau de radiation était monstrueux. A l’époque, je ne savais rien de ces préparatifs. Et pourquoi cette ébauche de Troisième Guerre mondiale allait changer ma vie…
Désormais, il n'y avait que moi, un homme, éreinté par la poursuite, le mauvais sommeil, la nourriture insuffisante. Comme elle, j'avais allumé un feu, préparé un repas et je restais immobile, le regard perdu dans les flammes. Je humais le même air empli de douceur méridionale, entendais la même plainte monocorde d'un oiseau survolant nos deux refuges. Chacun de nous percevait ces minutes intimes égarées dans le temps ample et vague de la taïga.
Je n'avais encore jamais été uni à quelqu'un par un lien aussi transparent. La femme était là et sa présence suffisait pour changer l'instant que je vivais. Nous n'étions, elle et moi, que de simples témoins d'une révélation nocturne. Le discret avènement d'un monde inconnu. Je tentai de le nommer, songeant à l'intuition d'un sens caché, au pressentiment d'un mystère...Ces mots, issus de mon passé,compliqué et raisonneur, ne firent qu'obscurcir ce qui n'avait plus besoin d'être expliqué. Il suffisait de penser (et j'étais sûr qu'elle y pensait aussi) que nous pourrions nous lever et marcher l'un vers l'autre, uniquement pour échanger un regard qui aurait attesté ce que nous venions de comprendre.
De nouveau j'imaginai le portail d'une demeure perdue dans la forêt. Sauf que cette fois je me voyais déjà franchir le seuil, la main retenant encore la porte.
Un matin en reprenant ma marche
je me rappelais les coups que j'avais reçus au visage et,
très clairement, je compris qu'il n'y avait plus, en moi
aucune envie de vengeance, aucune haine
et même pas à la tentation orgueilleuse de pardonner.
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Vu de l’intérieur, tout se confondait dans la même fluidité pâle. Dehors, cette unité éclate – la mer gonfle, explose, se chiffonne de crêtes d’écume, s’enfle dans un rapide mûrissement des masses d’eau qui exhibent leurs entrailles verdâtres, me fouettent de sel, entraînent le bateau dans un glissement oblique, lui faisant heurter une vague en fuite. Au-dessus de ce chaos, le ciel demeure d’une sérénité impassible, inégale dans sa tonalité d’acier, un miroir mat qui reflète ce grain de poussière – notre bateau – perdu au milieu du néant. Le soleil ne s’est pas encore levé et cette clarté sans nuances est celle d’une planète inconnue, recouverte tout entière d’un océan des premiers âges…
Il semblait pourtant étranger à la mécanique humaine que j’avais comprise grâce à la rixe de nos maîtres : jeu de désirs, compétition de vanités, comédies de postures – tout ce qu’on croit être la vie.
Je vivais dans la certitude d'un bonheur enfin possible, une illusion à laquelle on s'accroche après une longue période noire…
« Et cette femme, Elkan, se disait Gartsev, que j’ai voulu tuer pour mériter un rôle dans la bouffonnerie du monde où, depuis toujours, les hommes vivent en se haïssant. »