Si on va camper dans le bois, c'est pour avoir la paix, non, crisse d'andouille ?
Laurette avait été désignée pour cette besogne ingrate. On l'avait suppliée de se faire remplacer à la cantine et on lui avait demandé de tenir le rôle de ces oiseaux de malheur qui vont planter leur bec dans la chair des survivants. Tu la connais, Laurette, tu sais parler aux gens, tu vas trouver les mots qu'il faut, et il était vrai que Laurette Tardif, que les clients de sa boulangerie prenaient parfois pour confidente, savait quels mots employer avec un cocu, une femme au bord de la crise de nerfs ou un simple crétin. Que dire, cependant, devant la mort. Aux extrêmes limites de l'expérience du vivant, la parole se vidait de son sens et ne devenait qu'un flot de sons dissonants.
Elle priait donc le ciel, Abe, pas une vraie prière, plutôt cette forme de supplication de qui n'a pas appris à prier, pour qu'un promeneur passe par là, ou un autre putain de chasseur s'aiguisant les griffes en prévision de l'automne, quand elle savait bien que toute la population des environs se préparait pour la foire et que ses chances qu'un échappé s'engage dans le sentier des Ravages aujourd'hui étaient à peu près nulles.
Il allait se reposer un peu, laisser le gamin s'enfoncer dans le bois, et retrouver la fille aux cheveux noirs avant que la nuit ne s'interpose entre elle et lui.
Or, puisque tous les coins de paradis ne sont qu’illusion et finissent, tôt ou tard, par montrer l’envers auquel ils doivent leur nom, quelques rides profondes, incrustées dans les miroirs que formaient ses bassins, étaient apparues sur la Brûlée ce jour-là.
Après la troisième ou la quatrième nuit, l’histoire ne nous le révélerait que plus tard, ils avaient abandonné le campement à la hâte, avaient couru en direction du sentier des Ravages et s’étaient dispersés dans les bois, ainsi que l’indiquait le sol tapé et les branches cassées du côté de la rivière. Seule Abigail était demeurée près du sentier, pour des raisons qu’on s’expliquait mal, pendant que les deux autres fuyaient, et il faudrait des semaines pour comprendre, ne serait-ce qu’en partie, ce qui s’était réellement produit, pourquoi ils étaient partis en catastrophe, à demi vêtus, sans même se munir d’un canif.
Fini le niaisage, il avait décidé de se reprendre en main.
... un corps imbibé d'alcool pèse toujours plus lourd qu'un corps qui carbure au café ou à l'eau gazeuse. C'est une loi de la physique des masses que connaît quiconque a dû un jour transbahuter un homme ivre.
Il avait imprimé dans son esprit une image qui ne la quitterait plus, s'ajouterait à ses autres hantises et danserait avec les clowns et les lutins qui, dès son enfance, lui avaient révélé que le vrai nom de la peur résidait dans la duplicité d'êtres se cachant sous des masques souriants.
Mais on n’était pas dans Deliverance. On était au foutu royaume du bois de chauffage, où ce qui pouvait vous arriver de pire consistait à vous vomir les tripes au cours d’une partie de chasse bien arrosée ou à tomber nez à nez avec une mouflette qui s’est levée du mauvais pied.