« Je m'appelle Sven. Certains me connaissent sous le nom de Stockholm Sven, d'autres sous celui de Sven le Borgne ou Sven le Baiseur de Phoques. Je suis arrivé au Spitzberg en 1916. J'avais trente-deux ans et pas grand-chose à mon actif.
J'ai une idée de ce que les gens disent sur moi, du moins les rares personnes susceptibles d'en dire quoi que ce soit : que j'ai mené une vie de trappeur solitaire dans la vaste baie et les chasses du Raudfjord, tout au bout du Grand Nord; que j'ai été la malheureuse victime d'un accident minier; que je ne pouvais contenir mes extravagances et que je rejetais la société. Tout cela est vrai, dans un sens, pourtant ça ne saurait être moins vrai. Et qu'on efface des tablettes cette idée que j'aurais été un cuisinier enthousiaste et doué, comme d'aucuns l'ont prétendu, car c'est on ne peut plus faux.
J'ai passé la majeure partie de ma vie au Spitzberg, un archipel situé au nord de la Norvège […]»
L'odyssée de Sven,
Nathaniel Ian Miller @nathanielianmiller @editionsbuchetchastel
Un humour caustique, une aventure polaire hors pair, des personnages hauts en couleurs et sans commune mesure, une véritable odyssée, certes, une traversée de l'Histoire et d'une époque, mais surtout un personnage attachant comme on n'en fait plus, digne d'un
Jim Harrison: bougre, sauvage, rustre… Sven le Borgne! qui aurait préféré qu'on le nomme… le Dur! « Je ne fus jamais appelé par le titre que j'avais toujours souhaité avoir - Sven le Dur -, mais on ne choisit pas son surnom. »
Ah cette aventure! Je pourrais vous en parler pendant des heures tant elle est riche, foisonnante, passionnante… et si pleine d'humour!
« J'entrai donc en apprentissage, en quelque sorte, auprès d'un autre intendant, l'heureusement nommé Samuel Gibblet, à mon arrivée au Camp Morton, au début de l'été 1917.
« Songes-y, mon jeune fantôme de l'Opéra de mes deux, me dit-il à notre première rencontre, avec son accent presque incompréhensible - cockney, appris-je plus tard, rien à voir avec le grasseyement chantant de MacIntyre.
Songe que sans le "l" de Gibblet, j'aurais été bon pour faire
bourreau. »
Je n'aurais pas pu demander meilleur professeur. »
L'humour dans un décor froid de bout du monde, le mythique Svalbard, voilà qui vous réchauffe le coeur et les tripes! Y'a rien à r'dire!
Et les discussions politiques pour traverser les steppes immaculées, c'est relevé, choix de fin gourmet!
« Dans l'immensité blanche, Tapio pouvait être volubile. Il discourait sur la théorie politique et le marxisme, maintenait que, si les zélotes avaient leur place dans toutes les révolutions - une foi inébranlable pouvant mener quelqu'un de marginalisé vraiment très loin -, chaque idéologie avait ses failles. S'il voulait réussir à vivre dans le monde qu'il avait contribué à changer, le penseur radical devait en embrasser les amers compromis.
Tapio était submergé par ces compromis. L'humanité l'avait déçu. »
Car oui, ce roman décapant est tout à la fois odyssée sauvage de la nature inviolée ou presque…
« le repli du chien dut déclencher quelque chose chez l'ours, vu qu'il s'élança. Il ne courut pas - c'eût été superflu - mais sa taille et son agilité lui permirent de couvrir le terrain à une vitesse proprement hallucinante. Il se mouvait comme de l'eau, comme une vague inexorable. Quand il s'approcha, je vis distinctement ses yeux : deux cailloux noirs et brillants, pareils à ceux d'un corbeau, mais profondément enfoncés dans l'énorme masse blanche de sa tête. »
… et sauvagerie de la nature humaine quand elle écrit l'Histoire à grands coups de couteaux!
« "Ton ami est fasciste?
- Ciel, non. Socialiste. »
Illya renifla.
«C'est à peine mieux. Regarde-moi ces imbéciles qui se fourvoient. Ils s'imaginent que le Parti va veiller sur eux, alors que le Parti ne pense qu'à se remplir les poches. Ils ont placé leur foi dans un système qui valorise seulement la production de l'homme, et non l'homme en soi.» »
Ah ce roman! On s'y perd, on s'y noie… on dérive au gré des pérégrinations de Sven, au flot de ses états d'âme, à l'aune de ses espoirs, des aventures de ses compagnons qui sous-tendent les siennes… on s'emporte, on s'éloigne… loin de toute civilisation, loin de l'Histoire qui avance à grands pas… on s'émeut, on s'emballe, quand les coups du sort s'acharnent, quand le destin implacable s'abat… mais toujours le vent du Nord soufflera sur le Svalbard, une aventure nouvelle…
En renfermant ce livre, je m'arrête quelques instants et je songe à l'avis de ma chère amie Joalie que je partage: on le quitte à regret…
« Dis-lui que j'ai trouvé son fjord.
Dis-lui que j'ai trouvé son silence. »