Il est difficile de mener une réflexion autonome sur un ouvrage qui a tant défrayé la chronique. Faut-il approuver, ou réprouver ?… ce sont en ces termes que s'est posé bien souvent le débat. S'agit-il d'un acte de courage d'une femme qui livre au public le côté le plus intime de sa personnalité ou d'une impudeur ultime dans un parcours sulfureux ?
Le sujet même du livre, son champ très restreint à
la vie sexuelle de Catherine M., amène le lecteur – tous les lecteurs- à aborder le texte sous l'angle de la morale ou de l'absence de morale. Quand est-il du jugement littéraire ? Est-il possible avec un tel sujet ?
Le sujet donc : Les expériences sexuelles d'une journaliste et critique d'une revue prestigieuse de l'art contemporain. Nous retombons sur l'écueil inévitable : est-ce un sujet de livre ou un récit cathartique, relève-t-il de la thérapie, du narcissisme ou de la créativité ?
Tout sujet comporte dans son traitement par l'écrivain une part de narcissisme et le besoin d'aborder des questions ou des thèmes qui relèvent de son expérience personnelle et/ou de ses manques. Mais, son traitement ne peut se résoudre à cela. Nul ne reprochera à
Flaubert ou à Simone de Beauvoir d'avoir parlé dans leurs romans de leur vie parce qu'ils parlaient aussi de la vie en général, de leur époque et de l'évolution des valeurs et des comportements dans la société où ils vivaient. le récit de
Catherine Millet ne parle que de la singularité sexuelle de son auteur et nous renvoie à un style de vie particulier, à un itinéraire personnel choisi. Finalement, la vie de Soeur Emmanuelle et les turpitudes de Lady Diana, pour prendre deux destins singuliers aux antipodes l'un de l'autre (la pauvreté et la jet-set) s'appuient sur le même principe : conter un parcours hors norme qui n'a d'intérêt que sa valeur de fascination sur le public.
Qu'en est-il de l'intention de l'auteur ? Dans sa préface,
Catherine Millet dit s'adresser aux femmes, à toutes ces femmes dont elle a fui en permanence les conversations vaines sur le corps et la sexualité. Elle avait choisi, une fois pour toutes, le camp des hommes et de la retenue et se détournait avec répugnance de l'impudeur féminine. Serait enfin arrivé le moment de parler à ses semblables et d'opérer vis-à-vis d'elles un geste de réconciliation. Mais il ne s'agit pas de leur parler à elles, plutôt de leur parler d'elle, la rebelle, qui n'a pas suivi la voie de ses soeurs. Elle comptabilise ses expériences avec la rigueur de l'entomologiste et la sécheresse de l'expert, sans s'inquiéter de ces femmes qui la lisent en se demandant de quoi elle peut bien leur parler. En lisant son récit, on est confronté à un phénomène connu de tous, celui de la personne qui, de retour de vacances, inflige à son entourage les plus menus détails de son équipée.
La franchise est patente.
Catherine Millet avouant n'avoir jamais rien caché de sa vie à son entourage (hormis ses parents), l'intention de ne rien omettre perd un peu de son sel. Notre monde judéo-chrétien accepte la repentance avec plus d'indulgence quand l'âme est torturée. La vérité s'arrache toujours ; quand elle se donne de si bonne grâce, elle en perd tout mérite. Mais peut-on en lui en faire le reproche ? Elle n'agit pas pour l'édification des consciences, ou l'apaisement de la sienne, sans doute pour l'affirmation de sa liberté pleine et entière.
Le livre est bien écrit, entend-on. Il faut se méfier d'un jugement qui s'appuie sur le fait que la crudité des termes est régulièrement compensée par leur équivalent scientifique. le style n'est pas le vocabulaire et Catherine M. n'en manque pas. le style est ce qui fait entrer un récit dans une autre dimension, le rêve, le fantasme, l‘épouvante. Ici, nous restons les deux pieds plantés devant une cloison où est percé le trou du voyeur. Nous jetons un coup d'oeil sur des scènes qui, sans nous émouvoir, nous ennuient déjà.
La construction thématique est-elle originale ? le nombre, l'espace… le thème est là pour donner un ordonnancement et une hauteur aux souvenirs éparpillés. Soit. Mais l'arrière des camionnettes et le fond des canapés arrivent difficilement à élever le regard qui s'appesantit sur des objets on ne peut plus terrestres.
Je ne trouve pas que le livre de
Catherine Millet soit une création littéraire. Il relève du succès de librairie. Ce n'est pas une manifestation de créativité de publier un tel récit, ni même une audace (je pense à
Henry Miller qui renverse les tables d'un élan charnel assez incontrôlable). Je ne pense pas à une provocation – je me trompe, peut-être – , ou encore à une sorte de performance (chère à l'art contemporain) mais au besoin de revenir sur une existence dont le vertige ne peut se détacher de l'image de Narcisse se contemplant dans son reflet.