J'ai découvert avec cette lecture l'écrivain hongrois
Sandor Maraï (1900-1989).
Les braises : voici ce qui reste, au petit matin froid, de la généreuse flambée qui la veille animait le foyer.
Les braises (1942) est un roman de la passion consumée.
« Si nous examinons notre propre coeur, qu'y trouvons-nous ? de la passion ! Il faut aussi que nous sachions que la vieillesse n'est jamais harmonieuse. le temps peut affaiblir mais n'arrive jamais à étouffer les passions […] Elles n'ont, en effet, plus beaucoup de sens. Néanmoins, elles restent dans notre coeur. Pour quelle raison attendre autre chose du monde, de ce monde rempli de désirs inconscients, de passions et de violences ? […] Seules les passions vivent, nous brûlent et en appellent au ciel… » (p. 190-191)
La structure de l'oeuvre est celle d'un huis clos entre deux vieillards à l'aube de la mort. Elle respecte scrupuleusement les cadres du théatre classique : unité de temps – une journée, prétexte à l'évocation de toute une vie, unité de lieu – une pièce qui porte en elle le souvenir d'un monde disparu, et d'un jour décisif entre tous. Structure théatrale qui semble faire écho à la vie intime du personnage du général, que l'auteur s'est choisi pour point de focalisation : ne soigne-t-il pas la mise en scène de la rencontre, comme s'il s'agissait ce soir-là de la dernière représentation sur la scène de son existence consumée ? A juste titre, le général se prépare à assister au dénouement de l'intrigue de sa propre vie, la dernière scène dont il a passé quarante ans à repasser les dialogues et les détails...
La maîtrise romanesque de Maraï est impressionnante. L'unité de temps et de lieu concentre et déploie effectivement une fresque d'une surprenante densité. Ce roman peu épais (220 pages) enferme l'évocation nostalgique d'un monde disparu, les rêves de puissance d'une Europe dont la grandeur s'efface dans les désillusions, qui rappelle Zweig (en mieux) et Musil (dans un autre genre !). Mais ces bribes de grand roman historique ne prennent leur sens que dans le face à face du général et de Conrad.
Le lecteur découvre peu à peu, au fur et à mesure du déroulement de la journée, la nature du drame qui s'est noué, il y a plus de quarante ans, entre les deux personnages – et dont je ne veux révéler précisément que les contours pour préserver le plaisir de la lecture. Au-delà du thème de la trahison, l'intrigue se noue autour de celui de la passion. L'amitié comme passion, qui recherche sa consommation dans l'autre, qui brûle et dévore de sentiments contradictoires, qui suffit à faire basculer l'existence d'un homme !
« - Avec l'âge, réplique le général, je pense que l'amitié pourrait bien être le sentiment le plus fort du monde… que c'est à cause de cela qu'elle est si rare. Et sur quoi repose-t-elle ? … Est-ce sur de la sympathie ? … Non, le mot est impropre. On ne peut pas dire par exemple que par pure « sympathie » deux personnes répondent l'une de l'autre dans les circonstances les plus critiques de la vie. Peut-être le fondement de l'amitié est-il différent ? …
- Mais que penses-tu donc ? demande Conrad. Dis-le une bonne fois.
Le général répond lentement, en cherchant ses mots.
- Peut-être au fond de tous les liens humains y a-t-il quelque chose du dieu de l'Amour,… d'Eros ? » (p. 102-103)
Mais finalement, derrière ce dénouement libérateur, ces mots sur l'amitié et la passion ne sont qu'une interrogation sur la capacité à vivre en vérité nos relations. Ne vivons-nous pas la vie comme une passion, une projection vers un autre que nous désirons ardemment et qui nous échappe ? Et peut-être nous échappe-t-il, parce que nous sommes incapable de le désirer pour ce qu'il est réellement, autrement que comme le support de nos fantasmes et de notre nostalgie.
« […] ce qui consistait la raison profonde de toutes mes actions a été le lien qui me rattachait à l'être qui m'a blessé, oui, c'étaient les liens qui me rattachaient aux deux êtres qui m'ont offensé. Accepter inconditionnellement certains liens, n'est-ce pas notre destinée ? […] Es-tu aussi d'avis que ce qui donne un sens à notre vie c'est uniquement la passion, qui s'empare un jour de notre corps et, quoi qu'il arrive entre-temps, le brûle jusqu'à la mort ? Crois-tu aussi que notre vie n'aura pas été inutile, si nous avons ressenti, l'un et l'autre, cette passion ? Peut-être la passion ne consiste-t-elle pas à désirer une certaine personne, mais à ressentir, en général, un désir nostalgique ? » (p. 217, c'est moi qui souligne)
Vient alors l'aube nouvelle, pure et fraîche – mais dont la nouveauté n'éteindra jamais complètement
les braises rougeoyantes de la nuit passée.
Livre lu en 2007. Critique initialement publiée sur mon blog