Étrange graphisme hors de tout académisme, il y en a qui ne vont pas apprécier, mais en ce qui me concerne, ça aurait plutôt tendance à m'attirer. Visages ronds corps qui s'étirent, traits épais au pinceau, soigné, travaillé uniquement en aplats de trois couleurs, imprimé en trichromie (trois encres Pantone© non primaires), indigo, cyan et orange, peu de mélanges, peu de trames, mais on remarque un aspect artisanal et non numérique car dans les grands aplats de tons indigos, il reste quelques traces de dilution, d'étalement au pinceau. Les corps se déforment, comme vus à travers des glaces déformantes, les effets de perspectives surdimensionnent les pages, et puis des noms de personnes envahissent chaque recoin, comme des panneaux publicitaires accrochés dans chaque espace disponible. La ville est tentaculaire, étouffante, difficile de s'y faire une place. Ces noms de personnes profitent de chaque espace pour sembler nous demander de les lire, à la recherche de la visibilité.
Léa Murawiec invente un monde, une sorte de dystopie où la vie ne tient qu'à la visibilité de chacun : si on t'oublie, tu vieillis puis tu meures, et au contraire, si ton nom est sur toute les lèvres, tu restes jeune éternellement. Problème pour Manel Naher, elle a une homonyme qui est une star de la chanson, donc dès que son nom est lu ou vu, c'est à l'autre que bénéficie de cette visibilité. Elle va devoir se ressaisir, c'est une question de survie.
Le grand vide est une façon détournée de critiquer une dérive actuelle de notre société, la starification par les réseaux, Tiktok©, Twitter©… l'idéal de vie basée sur un nom, une image, la course aux abonnés, où tous les coups sont permis et peu importe le sens du message, positif, négatif ou même absent. J'adore cette façon détournée de cingler nos travers, le monde où vit Manel Naher semble ridicule, artificiel, un claque filmée va changer sa vie, telle
Kanye West et son tee-shirt “White lives matter”, l'autoflagellation qui fait plus de bruit que l'art, qui éclipse tous les talents, et pourtant tellement pitoyable et inutile, voire honteux. En rendant son univers ubuesque, la diatribe est d'autant plus percutante. L'histoire est joyeuse et tragique, la caricature fait mouche, elle moque notre “Grand vide” qui lobotomise, la quête de l'inconsistant, du futile, dont les réseaux sociaux nous abreuvent tous les jours.
Le choix d'un graphisme hors des modes, hors des canons, semble vouloir nous dire, apprenez à regarder autrement, et arrêtez d'aimer par mimétisme moutonnier. le message est fort, simple mais percutant. La bande dessinée a du caractère, de l'audace, du culot, de l'humour, de la violence et de la douceur, et tout ça, j'aime.