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Critiques filtrées sur 4 étoiles  
Antoine Bloyé est le premier roman de Paul Nizan. A la mort du héros, son fils, Pierre, repense à qui était son père et, sous forme de flash-back, nous vivons au fil des 300 pages de cet ouvrage, la vie d'Antoine.
L'écriture est épurée, sobre et précise. le style est construit, bien qu'assez neutre, il donne de la puissance à cette vie qui n'en a pas.
Antoine Bloyé, fils d'un ouvrier et d'une femme de ménage, gravira les échelons de la hiérarchie sociale pour finir cadre, petit bourgeois, au sein d'une compagnie de chemin de fer dans la France des années folles.
Paul Nizan touche. Il touche en tous cas ceux qui ont une « revanche sociale » à prendre. Il parle à tous ceux qui veulent, ont voulu ou voudront s'élever socialement: faire mieux, faire plus que son milieu d'origine, s'en sortir.
Il touche aussi tous ceux qui donnent à l'effort, au travail, à la volonté, la force d'être la clé d'une réussite.
Il ébranle tous ceux qui, comme Antoine, bien que réussissant, ne se sentent pas intégrés dans leur nouvel environnement et traîtres à leur monde originel.
Il bouleverse enfin par une description cruelle de vérité sur la vacuité des vies construites de la sorte, sur l'habitude, sur la peur des choix vrais, sur le renoncement à vivre pleinement pour, au mieux, vivre petitement.
Antoine Bloyé est un miroir et au final, plus qu'un plaidoyer, une invitation à mesurer ce que nous sommes et à ne pas nous tourner le dos.
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Un fils juge son père, et le résultat est d'une redoutable lucidité.
Paul Nizan dresse le portrait de son père (appelé ici Antoine Bloyé), depuis son enfance prolétaire jusqu'à l'embourgeoisement qui a fait de lui un "traître à sa classe". Pourtant, sa réussite professionnelle est méritée, au regard du sérieux qu'il a consacré à ses études. Mais son insertion sociale dans le milieu bourgeois du début du XXème siècle nécessite une autre forme de sacrifice.
Paul Nizan, communiste, philosophe et journaliste, use d'un style sec et profond pour raconter ce parcours et décrire sans compassion la "névrose de classe" qui étouffe son protagoniste. Antoine Bloyé a choisi le camp des patrons sur celui des ouvriers, alors qu'entendre "L'Internationale" l'émeut au plus profond de lui. Nizan raconte la vie d'un homme seul, qui a tout raté en croyant tout réussir. Bien que datant de 1933, cet ouvrage est d'une cruelle actualité.
(message personnel : merci à Sociolitte de m'avoir suffisamment intriguée avec sa liste des 6 livres, pour me donner envie de lire celui-ci).
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« Antoine n'avait jamais trouvé le temps de faire le point : il attendait. Il attendait peut-être de découvrir qu'il était heureux…Rien ne l'avait intéressé particulièrement à lui-même, que de brefs accents fièvreux. Rien ne lui avait signalé les occasions où il était été un homme, jamais il ne s'était sérieusement demandé le sens de l'expression, être un homme. A peine avait-il connu le sens des mots de son milieu : être « quelqu'un ». Et après tout, entre quarante et cinquante ans, il avait été « quelqu'un », au sens où les bourgeois l'entendent (…). Comme cela lui avait été arraché, il s'apercevait brutalement que ce n'était rien, que c'était un succès qui ne comptait pas, un succès qui ne lui lassait rien. Il se sentait mis à nu et plus pauvre qu'il ne l'avait jamais été. »
Me voilà bien démunie au moment d'écrire un billet sur Antoine Bloyé. Nous finissons la troisième semaine de confinement en ce début de printemps 2020 et il semblerait qu'il nous en reste autant, peut-être plus. J'ai lu cet ouvrage lentement et je dois bien l'avouer laborieusement pendant cette période. Ma concentration mise à mal, diminuée, s'est lancée dans cette lecture comme dans une ascension laquelle a nécessité des étapes, des refuges, quelques rétropédalages pour redessiner la voie à suivre. Je ne me sentais pas à la hauteur du texte sous mes yeux et ce sentiment me poursuit aujourd'hui pour en dire quelque chose. Ma seule conviction partageable : c'est un très grand roman et l'écriture y est remarquable.
Nous faisons connaissance avec Antoine Bloyé sur son lit de mort, lors des heures lugubres de sa veillée, en présence de son épouse, son fils et des proches, connaissances qui défilent. Nous sommes dans les années 1930 en province. Ensuite la narration reprend la biographie de cet homme, de sa naissance à sa fin de vie dépressive. Antoine Bloyé n'est pas un héros, ni un salaud. Il est un homme de son temps, fils d'ouvrier issu du monde rural, bon élève à qui les études réussissent et ouvrent une voie meilleure, plus confortable que l'univers prolétaire dans lequel il a grandi. Il se mariera, aura deux enfants, dont une fille aînée qu'il aura la douleur de perdre après des années de maladie. Il prendra du galon, déménagera de promotion en pavillon plus bourgeois, louant un dévouement exemplaire à son métier, à son emploi, seul moteur de son quotidien.
C'est évidemment bien plus qu'une vie que nous découvrons au fil des pages. Au-delà d'un parcours ordinaire, c'est la peinture d'une France du début du siècle, des rouages d'une société à l'industrie toujours croissante et aux places sociales encore très inscrites et respectées comme telles. Cependant on oublie très vite le presque siècle qui nous sépare de cette période, seules les vieilles locomotives nous le souviennent, car la voix de Paul Nizan, oui sa voix, son ton, son écriture précise, limpide, percutante, incroyablement moderne dans une langue admirable, profonde, de celle qui vous font grandir – on y mesure chaque mot, chaque phrase nous embarque et pèse l'idée, le sentiment, l'ambivalence – la parole donc de Paul Nizan m'est apparue si contemporaine, si actuelle. Tout le long de cette lecture, je l'ai entendue, cette voix. Elle s'est imposée à moi comme la voix d'un jeune homme de son temps, notre temps. Sans en avoir l'air, sans jugement féroce, pointant la véracité des faits, leur enchaînement, la précision des détails dans la ronde de nos semblables, des scènes ordinaires aux plus dramatiques, des rituels qui nous rassemblent aux regroupements professionnels, il démontre (dénonce ?) la fadeur d'une existence toute tendue par le travail, par le chemin tracé de l'emploi, lequel en plus de nourrir un homme et sa famille ouvre la potentielle ascension, voie de la réussite, le croit-on. Antoine Bloyé s'y engage sans trop y réfléchir sinon poussé par une ambition première, simple : gagner un univers qui l'intéresse davantage et qui lui permettra, une fois la mécanique lancée, de le mener vers une vie plus aisée, et surtout bien établie à laquelle il n'aura jamais pensée, ni peut-être même rêvée. « Il faut gagner sa vie, il faut faire son travail, pensait-il, on lui avait toujours enseigné ces choses-là, comme des vérités que personne n'a pensé à mettre en question depuis que le monde tourne. Mais tout ce qu'il aurait pu atteindre lui coulait entre les doigts comme du sable de mer qu'on verse dans le désoeuvrement des vacances : tout son travail cachait le désoeuvrement essentiel. »
Tant qu'il se sentira utile et nécessaire, tant que sa fiabilité sera au service et à pied d'oeuvre, il marchera droit dans le défilé d'un présent aux lendemains sans surprise. Au surgissement d'une injustice qui jettera le doute sur la qualité de sa posture, puisque son équilibre tenait seul à son métier, Antoine commencera à vaciller et à ressentir un corps, une tête pensante et toute l'ambivalence de ses sentiments ravalés jusque là. « Antoine avait longtemps vécu à l'intérieur de ces fortifications élevées autour de lui, autour de ce bon mari, de ce bon travailleur, de tous ces bons « personnages » qu'il avait été, il avait longtemps pris part à la conspiration en faveur de la vie, de cette vie qui n'était pas la vie. Et voici : il révoquait la certitude en doute, il rejetait ces haies protectrices, ces boulevards dérisoires, ces farces solennelles : il n'y avait plus qu'un vertige intérieur, un tourbillon d'une puissance sans pitié, un gouffre marin qui tournait doucement au fond de sa poitrine et absorbait dans son mouvement aveugle toutes les apparences, toutes les assurances qui passaient à portée de son avide attraction. Toutes les eaux vont à la mer, toutes les épaves vont aux abîmes, - ces choses arrivaient parce qu'une des barrières qui lui avaient caché la mort, le néant, s'était abattue, la barrière sociale de l'orgueil, la barrière du métier, parce qu'il avait eu un jour un avertissement du côté du coeur, pour si peu… »
La malhonnêteté et l'ingratitude malgré son investissement sans faille, le mépris des dominants qui règnent sur le système le heurteront de plein fouet l'obligeant à faire retour sur ses choix ou non-choix, à s'interroger sur le désir, les plaisirs et les essentiels dont il s'était malgré lui dépourvu.
Paul Nizan interroge alors la place. La place sociale, la place nécessaire à se faire pour exister aux yeux des autres, la place à imposer pour survivre, celle qu'on se choisit ou qu'on nous prédestine. Cette question est éternelle et nous traverse tous dans la vie que nous tentons de construire ou poursuivre ou endurer….Antoine s'éprouve en traître à l'égard de son propre père et du monde ouvrier auquel il appartenait, car il est devenu un patron et a rejoint ceux qui commandent, ordonnent, régulent. Même s'il le fait loyalement, sans jamais démériter de son engagement, sans jamais compter ses heures auprès des hommes qu'il encadre, il n'appartient plus au groupe de ses origines, lequel s'il n'est pas aux pouvoirs semble avoir préservé les valeurs solidaires du partage et l'ancrage au réel. « La manifestation redescendit vers le Toulon. Antoine la regardait descendre en chantant : il était seul, les grévistes emportaient avec eux le secret de la puissance ; ces hommes sans importance emportaient loin de lui la force, l'amitié, l'espoir dont il était exclu. Ce soir-là, Antoine comprenait qu'il était un homme de la solitude, un homme sans communion. (…) Il détestait alors les ouvriers, parce qu'il les enviait en secret, parce qu'il savait au plus profond de lui-même qu'il y avait plus de vérité dans leur défaite que dans sa victoire de bourgeois. »
Est-ce utile de dire combien cette vision sur le travail dominant, conduisant les voeux, orientations, aliénant jusqu'à nos désirs, les rendant muets, puisque c'est ainsi que tout le monde vit pour nourrir un pays, une économie, le travail comme une servitude et espérer y trouver du mieux pour sécuriser….est-ce utile de dire combien ce livre parle de nous, de notre société, déjà, encore. Si les rites et codes semblent moins probants, moins ancrés et respectés entre les castes, la justice sociale toujours autant vulnérable reste menacée et le travail joue toujours le rôle trop pressant d'inscription au groupe ou de facteur d'exclusion, sans omettre carte d'identité parfois encore trop réductrice.
Paul Nizan à travers la vie ordinaire et le désarroi toujours singulier d'un homme, son introspection troublée, presque naïve et donc désespérée de tout ce temps perdu, nous bouscule, nous émeut, nous dérange aussi et témoigne de notre tentative consciente ou non, constante, courageuse et humble de créer un chemin, le sien, au mieux, au plus heureux, au moins malheureux…« Ce n'était plus de la mort corporelle qu'il avait peur, mais du visage informe de toute sa vie, de cette image vaine de lui-même, de cet être décapité qui marchait dans la cendre du temps à pas précipités, sans direction, sans repères. Il était ce décapité, personne ne s'était rendu compte qu'il avait tout le temps vécu sans tête. Comme les gens sont polis…personne ne lui avait jamais fait remarquer qu'il n'avait pas de tête…Il était trop tard, il avait tout le temps vécu sa mort. »
L'émotion réside dans ce retour au père, à qui Paul Nizan semble s'adresser avec ce personnage fictif ; et la filiation, laquelle il faut égaler, dépasser ou honorer, nous offre ou nous encombre toujours d'un héritage et d'origines impossibles à effacer. C'est un hommage authentique, sans flatterie ni idéalisation, la reconnaissance d'un homme par son fils, lui-même devenu homme gagné par la lucidité et l'âpreté de l'expérience. « Mais il n'est pas dans la coutume des hommes que les fils pénètrent toutes les pensées qui se forment dans la tête des pères comme de grosses bulles douloureuses, et les fils ne sont pas des juges sans passions. »
Ce roman est celui d'une prise de conscience, tardive ou non qu'importe ! Elle se fait rarement sans remous, sans souffrance, sans regrets peut-être. Antoine Bloyé, dès lors, nous relie à sa cause car le sens des choses, le destin que l'on s'écrit ou qui nous choit….Et le monde auquel on participe sans recul, par duplication, fatalité ou éducation, et qu'on oublie parfois d'observer, de penser, de parler…impossible de finir mes phrases, ces dimensions n'appellent que l'infini des points suspendus au mystère, et plus près de nous encore à la catastrophe qui nous incombe et qui nous oblige à prendre part, position dans la protection de notre planète et des institutions pour nous y réunir….
En ces temps de confinement, je n'aurai pas trouvé consolation dans l'histoire de cet homme. Mais la rencontre avec Paul Nizan, écrivain brillant, éternellement jeune et talentueux dans sa perception de ses contemporains et de l'universel commun, la découverte de sa langue ciselée, à aucun moment futile, exigeante et belle, furent d'un réel réconfort en ces jours troubles et une invitation, toujours à renouveler, d'un retour aux essentiels.
« Antoine n'avait pas de loisirs pour d'autres mouvements humains que les mouvements du travail. Comme tant d'hommes, il était mené par les exigences, les idées, les jugements du travail, il était absorbé par le métier. Point d'occasion de penser à soi, de méditer, de se connaître, de connaître le monde. (…) Pendant quatorze ou quinze ans, il n'y eut pas d'homme moins conscient de soi et de sa propre vie, moins averti du monde qu'Antoine Bloyé. Il vivait sans doute, qui ne vit pas ? Il suffit d'avoir un corps bien étanche pour imiter les attitudes de la vie. Il agissait, mais les ressorts de sa vie, les mobiles de son action n'étaient pas en lui. L'homme ne sera-t-il donc toujours qu'un fragment d'homme, aliéné, mutilé, étranger à lui-même ? »
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"L'homme qui cherche à s'élever travaille souvent à préparer sa chute."
Alfred Auguste Pilavoine

"Il connaît le prix de la liberté. Il sait déjà que tout se paie, le repos par la peine, la liberté par les coups, l'amour par l'ennui et la vie par la mort."

"Antoine Bloyé" est le 1er roman (1933) de Paul Nizan qui jusqu'alors avait publié des essais et des pamphlets rendant compte de l'engagement politique, dénonçant la société coloniale, l'aliénation sociale et la bourgeoisie sous la IIIe République.

"Dans les journaux de la ville, dans le Populaire, dans le Phare, on lisait :
Ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu'ils viennent d'éprouver dans la personne de leur fils, mari, père, décédé dans sa soixante-troisième année.
Monsieur Antoine Bloyé,
Ancien Ingénieur aux Chemins de fer d'Orléans,
Officier de l'Instruction Publique.
Les obsèques auront lieu le jeudi 15 courant, à l'église Saint-Similien, sa paroisse. On se réunira à la maison mortuaire, 19, rue George-Sand, à 15 heures."

Nantes. À l'aube des années 1930. Antoine Bloyé vient donc de s'éteindre dans son lit. À 63 ans. Il laisse une épouse, Anne et un fils, Pierre. Sa fille aînée, Marie-Antoinette, enfant délicate, est morte à 6 ans. Après la veillée funèbre et le passage glacé par un cimetière qui l'est tout autant en compagnie de quelques-unes de leurs connaissances de la petite-bourgeoisie provinciale, le narrateur nous ramène à la vie d'Antoine Bloyé dont le terme vient rappeler que toute dette doit s'acquitter :

"Rien ne se perd finalement des comptes qui sont établis dans le monde."

On comprendra a posteriori, la dernière page tournée, que tout le roman repose sur un scrupuleux bilan comptable dont les colonnes crédit et débit trouvent un équilibre fragile dès lors que chaque degré gravi dans la société s'accompagne immanquablement, comptablement, d'un reniement douloureux de ses origines et de ses rêves.

"Trois ans d'école, dix-sept et trois font vingt… Vingt ans. Si je dure jusqu'à soixante ans, c'était le tiers… il me restait deux tiers de vie… Un an de Montpellier, vingt et un ans… Six ans de chemins de fer, sur les machines… Vingt-sept ans, j'étais marié… Ma fille est morte quand j'avais trente-cinq ans… Nous sommes en 1905, j'ai quarante ans, j'aurai quarante et un ans le mois prochain… Terrifiant…"

Le parcours d'Antoine, fils d'un facteur à la gare d'Orléans, "un homme pauvre ; il connaît qu'il est attaché à une certaine place dans le monde, une place décrétée pour la vie entière, une place qu'il mesure d'avance comme une chèvre attachée mesure l'aire ronde de sa corde" et d'une femme de ménage qui parle le patois et ne sait pas lire, se confond avec la révolution industrielle alors à son apogée à la charnière du XIXe et du XXe siècles.

Le fils d'Antoine Bloyé s'interroge :

"En somme, quel homme était donc mon père ?"

Ce récit de vie sobrement écrit à la 3e personne se garde, avec autant de bonheur que d'adresse, des effets pompeux. Point de lamentations pathétiques ni de récriminations vociférantes portées par une écriture empesée qui se fourvoierait dans des détails abscons. Bien au contraire, l'écriture de Paul Nizan, qui signe ici le roman du père, tire sa force de sa simplicité. Car oui, "Antoine Bloyé" emprunte beaucoup à la vie du père de l'auteur sans être strictement autobiographique ; cet éloignement aidant à la lucidité qui raconte sans fard l'envers du décor de l'ascension sociale et l'inhérent changement de classe.

Élève brillant qui décroche une bourse pour intégrer l'École des arts et métiers d'Angers, Antoine va quitter les bords du Blavet, et tourner le dos à l'insouciance de l'enfance et à sa classe d'origine pour gravir, avec une application patiente et dévouée, les marches de la réussite sociale.

"Comment se refuseraient-ils à abandonner le monde sans joie où leurs pères n'ont pas eu leur content de respiration, de nourriture, le content de leur loisir, de leurs amours, de leur sécurité ?"

Il ne sera pas un ouvrier aigri - non pas lui ! - il sera de ceux qui agissent en tentant de déciller les yeux de leurs congénères

"Un jour, dans la cour des chantiers, il monte sur un tas de poutrelles au moment de la sortie et il parle à ses compagnons de la nécessité de faire grève."

... avant de renoncer. Cet essai non transformé lui ouvrira néanmoins les portes tranquilles d'une promotion sans éclats, comme allant de soi. Maintenir l'équilibre, encore, entre aspiration et quotidien.

"II n'avait pas assez d'imagination pour se décrire son avenir, il adhérait à la vie présente. Il ne pensait pas au lendemain."

Autre tentative avortée, celle de goûter au plaisir et à la liberté dans les bras de Marcelle, accorte et peu farouche tenancière de bistrot

"Marcelle, le refus de parvenir, c'est le côté du grand vent, une marche difficile […]"

auxquels, avec une prudence résignée, il préfèrera l'ennui feutré au côté d'Anne Guyader, jeune fille de bonne famille qui a vu en Antoine un moyen de quitter le foyer familial sans déchoir.

"Anne, c'est le côté abrité du monde, le coton de la paix, l'air étale, les bons sentiments et l'approbation du père, de ses chefs, c'est le côté de l'ordre."

Il lui faudrait être bien dupe pour ne pas sentir "qu'un piège de tranquillité, d'avenir se tissait autour de lui."

Tourné tout entier vers son métier dans cette usine, "le séjour de son importance", où

"Antoine n'avait pas de loisirs pour d'autres mouvements humains que les mouvements du travail. Comme tant d'hommes, il était mené par les exigences, les idées, les jugements du travail, il était absorbé par le métier. Point d'occasion de penser à soi, de méditer, de se connaître, de connaître le monde. […] Pendant quatorze ou quinze ans, il n'y eut pas d'homme moins conscient de soi et de sa propre vie, moins averti du monde qu'Antoine Bloyé."

employé fiable et apprécié, Antoine va aller au gré des promotions vers des villes de plus en plus grandes, occuper des maisons de plus en plus cossues, élargir son cercle et fréquenter des personnes de plus en plus en vue. Cependant, gardant la conscience aiguë d'où il vient, il s'élève autant qu'il s'écartèle,

"Il y avait une résistance dans Antoine qui l'empêchait de franchir certains pas."

contrairement à son épouse qui, née dans cette société, aimerait recevoir la bourgeoisie provinciale ; exposer son train de vie n'est-il pas le plus sûr marqueur de la réussite sociale ?

"Anne avait choisi un jour pour "recevoir", le deuxième vendredi de chaque mois : cette cérémonie avait marqué pour elle une étape de son progrès social."

Mais ce monde-là n'est pas celui d'Antoine. le travail reste son seul équilibre et lui offre, selon toute apparence, la reconnaissance d'un monde auquel, il le sait, il n'appartient pas. C'est qu'Antoine n'a jamais tout à fait réussi à accepter la promotion sociale à laquelle il a pourtant oeuvré des années durant, partant en vacances au bord de l'océan à Quiberon, "un mois arraché à l'existence du travail" à "cette vie des usines, une erreur irréparable dont personne ne s'apercevait", peinant à goûter avec son fils des moments complices où il se sentirait enfin "sans failles et sans contradictions."

Mais les questions macèrent :
Où est sa place ? Se serait-il perdu en chemin ?
Qui a-t-il trahi ? son père ? alors que dès le départ il avait "sent[i] un commencement de séparation, il n'[était] plus exactement de leur sang et de leur condition, il souffr[ait] déjà comme d'un adieu, comme d'une infidélité sans retour."
Les fils doivent-ils venger leur père ? son fils, Pierre, le vengera-t-il ?
Est-il un imposteur ? un transfuge ?

"Il vivait sans doute, qui ne vit pas ? Il suffit d'avoir un corps bien étanche pour imiter les attitudes de la vie. Il agissait, mais les ressorts de sa vie, les mobiles de son action n'étaient pas en lui. L'homme ne sera-t-il donc toujours qu'un fragment d'homme, aliéné, mutilé, étranger à lui-même ?"

La transgression, la trahison du milieu d'origine appellent-elles une punition ? Y a-t-il là une faute à expier ?

Voilà qui me remet en tête une phrase trouvée dans Fief de David Lopez : "Réussir, c'est trahir."

Il semblerait que oui.
Un presque rien va faire sortir Antoine des rails sur lesquels sa vie filait, lui échappait depuis des années, alors qu'il n'avait eu, légitimement, que "les ambitions des jeunes gens [qui] sont bien souvent limitées au désir de dépasser leur père."

Il suffira que le dévoué Antoine Bloyé soit convaincu d'une seule faute pour que se rompe l'équilibre et s'amorce la dégringolade.

"— Bloyé, tu ne savais donc pas ? Mais il a eu une sale histoire, il a été envoyé en dégringolade, je ne sais pas trop oui [...]
Dégringolade, c'était le mot qu'ils employaient, c'était presque un mot de métier, comme les militaires disaient limoger. C'était cela : une chute."

Viendra alors le temps d'avoir le temps, celui entre autres de dresser un bilan introspectif

"Toutes les eaux vont à la mer, toutes les épaves vont aux abîmes, - ces choses arrivaient parce qu'une des barrières qui lui avaient caché la mort, le néant, s'était abattue, la barrière sociale de l'orgueil, la barrière du métier, parce qu'il avait eu un jour un avertissement du côté du coeur, pour si peu…"

de cette vie ordinaire, courageuse, mais aliénante. Antoine Bloyé a oublié de vivre.

"Il y avait des moments où il aurait voulu abandonner cette existence qu'il menait, pour devenir quelqu'un de nouveau, quelqu'un d'étranger, qui serait vraiment lui-même. Il s'imaginait, tout seul, perdu, comme un homme qui n'a pas laissé d'adresse, et qui fait des choses et qui respire."

Terrible.

Qu'importe que Paul Nizan ait écrit ce roman en 1933. Beaucoup ont dit qu'il a su saisir une époque et ses contemporains, et c'est vrai que les chamboulements qu'a connus la société du début du XXe siècle sous la IIIe République y sont formidablement croqués.
Je termine ma lecture en saluant la richesse de la réflexion qui m'est proposée :

• "Antoine Bloyé" est-il le récit d'une ascension sociale que l'ingratitude de la hiérarchie fauche en plein élan ?
• celui d'une trahison de classe ? du père ?
• celui de la chute attendue/convenue/programmée d'un homme venu du prolétariat et que les petits-bourgeois n'ont jamais reconnu comme un des leurs et aux yeux desquels il n'a pas existé ou si peu ?
• dégringoler était-il, au final, son inéluctable destin ?

Cette biographie du père, écrite dans une langue dont les phrases simples rehaussées de moments poétiques font toute la beauté, est un hommage digne à un homme qui n'avait que son instruction et sa vaillance pour s'élever par le travail et entrer dans un monde qui ne pouvait être le sien. J'admire, au passage, que la violence de la chute de cet employé modèle ne donne pas lieu à un déferlement d'amertume abreuvé par une écriture revancharde.

Enfin, eu égard aux remarquables qualités intrinsèques du récit et de l'écriture de Nizan, je m'abstiendrai de faire la comparaison avec les romans d'Émile Zola qui confessait,

"J'ai l'hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l'observation exacte. La vérité monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole."

Car si à la lecture d'"Antoine Bloyé", on a une pensée, bien sûr, pour le maître de Médan, la langue de Nizan, elle, est d'une militante sobriété. Nulle hypertrophie. Pour le meilleur d'un roman qui sonde des sujets (relation du fils à son père, aliénation sociale, lutte des classes, etc.) toujours d'actualité sous notre Ve République.

"La vie est bien une lutte quand même, tu sais…"

Lu pour la sélection anniversaire 5 ans des #68premieresfois

Lien : https://www.calliope-petrich..
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La question des transfuges de classes fait régulièrement l'objet d'articles, reportages télévisés, études sociologiques : quels sont les marqueurs du passage d'un monde économique et culturel à l'autre ? Comment le vit-on ? Passer du monde des pauvres à celui des riches, est-ce trahir ses origines ? Rester dans son monde d'origine, est-ce une garantie de bonheur ?
Le roman de Paul Nizan ne répond pas directement à ces questions mais les évoque de façon subtile, et oblige le lecteur/la lectrice à se les poser.
Il fait entrer dans le corps et l'esprit d'Antoine Bloyé, pur produit de la méritocratie scolaire chère à la IIIe République ; issu de parents qui n'ont pas reçu d'éducation, il est totalement hermétique aux questions de classes sociales, de dominants et de dominés, mais il est fasciné par la vitesse et la technicité de son temps. En même temps que ce jeune homme intelligent accède au savoir et aux études et devient ingénieur ferroviaire, il intègre la bourgeoise provinciale en se mariant dans un monde auquel il n'appartiendra jamais et que Nizan montre comme limité, paisible et hypocrite. Et même si Antoine Bloyé sent bien que quelque chose cloche dans sa vie apparemment empreinte de réussite, il ne pourra jamais mettre le doigt sur ce qui le gêne confusément, au faîte de sa richesse comme au soir de sa vie lorsque sa position sociale aura décliné.
L'écriture est réaliste et précise, parfois froidement rageuse, toujours stylée.
Le roman s'ouvre sur une citation de Karl Marx. Mais selon que l'on croit ou pas à la lutte des classes, que l'on croit ou pas que les révolutions les feront disparaitre, le livre de Paul Nizan se lira comme le roman d'un ascension sociale brisée ou l'inéluctable chute d'un homme du peuple que la bourgeoisie n'a jamais vu comme un de ses fils.

Lu dans le cadre des 68 premières fois, ce livre voyage auprès des lecteurs/lectrices engagé.e.s dans l'aventure.
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Dernière lecture : Antoine Bloyé de Paul Nizan

Quelle écriture, simple, directe, sincère et puissante. Je me sens toute petite de vouloir commenter un texte si parfait, si sobre et fort. Au delà de l'écriture, j'ai été séduite de pouvoir revisiter cette époque socialement délicate de l'industrialisation. Nous sommes au début du 20° siècle, un moment de rupture sociale, l'arrivée de la petite bourgeoisie qui se glisse effrontément entre la bourgeoisie traditionnelle et le monde ouvrier, en particulier dans le domaine en pleine extension du ferroviaire (décrit avec une précision d'historien). Paul Nizan nous offre son regard sur la culture bourgeoise, son sentiment de confort mérité, ses arrangements avec la bonne conscience, et sur le monde ouvrier enchaîné dans un quotidien de labeur sans horizon, sans progression, sans droit autre que de se taire. Il nous livre les inconforts de la posture de son héros, entre l'utilisation de son intelligence et la soumission à sa caste, sa crainte de trahir ses origines, de dépasser le père, voir même se marier avec une jeune bourgeoise… Il y a de la transgression dans l'air dans cette époque où les meilleurs enfants de la classe ouvrière pourraient prétendre à une vie plus aisée. Paul Nizan nous touche, Il touche en tous cas ceux qui ont une revanche sociale à prendre. Il parle à tous ceux qui veulent, ont voulu ou voudraient s'élever socialement: faire mieux, faire plus que son milieu d'origine, s'en sortir. Ils parlent de aussi de la honte qu'on peut ressentir à lâcher les siens pour aller plus loin.
Merci de cette lecture, bisoux les 68
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Ce normalien, qui a eu Sartre et Aron comme témoins de mariage, excusez du peu, est surtout connu pour la célèbre phrase "j'avais 20 ans, je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie". Dans ce bouquin, Paul Nizan décrit, en la romançant, la vie de son père, ingénieur des Arts et Métiers issu d'un milieu modeste. La première partie, qui débute par l'enterrement du paternel et se poursuit par l'enfance et la jeunesse de ce dernier, est vraiment très bien : les pages consacrées aux années d'études ou à la machinerie des chemins de fer dont la France se couvrait à l'époque, sont très bien écrites et passionnantes. de même celles qui décrivent la relation du père et du fils dans son jeune âge. Après, le catéchisme "lutte des classes" qui irrigue la seconde partie (Nizan, comme beaucoup d'intellectuels de l'époque, était membre du PCF) peut lasser. Reste l'obsession de la mort qui transpire de nombreuses pages, et que son engagement n'est pas parvenu à conjurer : l'excellente préface d'Anne Mathieu nous apprend qu'au retour d'un séjour d'un an en URSS, pays où il avait espéré que cette angoisse serait bannie, que le bonheur de vivre l'emporterait enfin sur la peur de mourir, il confiait à Sartre et Beauvoir que, là-bas aussi, chacun mourrait seul et le savait… le pauvre n'a guère eu le temps de ruminer tout cela, puisqu'il est mort pendant l'offensive allemande de 1940, à l'âge de 35 ans.
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Lu dans le cadre des 68 premières fois.
Paul Nizan, communiste, philosophe et journaliste, fait le portrait d'un homme, Antoine Bloyé, né en 1864.
A travers ce roman passionnant historiquement (on passe du second empire, à la révolution industrielle, à la commune, la révolte ouvrière, l'internationale, la première guerre mondiale) il dépeint son parcours, son ascension sociale (histoire d'un jeune prolétaire qui s'élève dans la bourgeoisie) qu'il subit jusqu'à s'y perdre.
Avec un style rigoureux quasi ascétique Paul Nizan compose et décrit l'agonie d'un homme qui voyait sa réussite au sein de ce milieu.
Ce qui est intéressant c'est que ce roman écrit en 1933, à la veille de la seconde guerre mondiale, au moment où le parti communiste voit le jour (début de la direction de Maurice Thorez) reste de circonstance...
A lire !!
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