Sidérée, je la regardai. Elle planta ses yeux dans les miens et je vis qu'elle savourait mon humiliation. Son hilarité repris de plus belle.
Un éclair me traversa le crâne : « Elle ne s'appelle pas Christa ! Elle s'appelle Antéchrista ! »
Jusqu'à ma rencontre avec Christa, l’un des bonheurs ma vie d’adolescente avait consisté à lire : je me couchais sur mon lit avec un livre et je devenais le texte. Si le roman était de qualité, il me transformait en lui. S'il était médiocre je n'en passais pas moins des heures merveilleuses, à me délecter ce qui ne me plaisait pas en lui, à sourire des occasions manquées.
La lecture n’est pas un plaisir de substitution.
Vue de l’extérieur, mon existence était squelettique ; vue de l’intérieur, elle inspirait ce qu'inspirent les appartements dont l'unique mobilier est une bibliothèque somptueusement remplie : la jalousie admirative pour qui ne s’embarrasse pas du superflu et regorge du nécessaire.
Personne ne me connaissait de I' intérieur : personne ne savait que je n'étais pas à plaindre sauf moi - et cela me suffisait.
Je profitais de mon invisibilité pour lire des jours entiers sans que personne ne s’en aperçût.
(P. 61)
"Elle est intégrée", pensais-je. Ce mot avait pour moi une signification gigantesque. Moi, je n'avais jamais été intégrée à quoi que ce fût. J'éprouvais envers ceux qui l'étaient un mélange de mépris et de jalousie. J'avais toujours été seule, ce qui ne m'eût pas déplu si cela avait été un choix. Ce ne l'avait jamais été. Je rêvais d'être intégrée, ne fût-ce que pour m'offrir le luxe de me désintégrer ensuite.
Flaubert avait besoin d'un gueuloir; moi, je ne pouvais vivre sans un rêvoir
Christa ne m'avait pas vue : elle avait vu mon problème. Et elle s'en servait.
C'était bizarre. Il y avait une langue qui ondulait comme le monstre du Loch Ness contre mon palais. Les bras du gars exploraient mon dos. C'était étonnant de se sentir visitée. Ce tourisme dura longtemps. J'y prenais goût.
C'était ça, l'université : croire que l'on allait s'ouvrir sur l'univers et ne rencontrer personne.
j'avais de l'amitié une vision sublime:si elle n'était pas Oreste et Pylade,Achille et Patrocle,Montaigne et La Boétie,parce que c'était lui,parce que c'était moi,alors je n'en voulais pas.Si elle laissait place à la moindre bassesse,à la moindre rivalité,à l'ombre,je la repoussais du pied
J'inventai aussitôt le mot "christée" :la portée de Christa. La christée désignait le périmètre que la présence de Christa était capable d'empoisonner. La christée était vaste de plusieurs archées. Il existait une notion plus large que la christée : c'était l'antichristée, cercle maudit où je vivais cinq jours par semaine, de circonférence exponentielle, car Antéchrista gagnait du terrain à vue d'oeil, ma chambre, mon lit,mes parents, mon âme.
Ma mère vint embrasser Christa qui plissait
le nez de plaisir. Mon père rayonnait.
J'étais orpheline.