J'ai déjà lu tant d'ouvrages de
Joyce Carol Oates que je pourrais me sentir blasée.
Oui, la grande dame de la littérature américaine enchaîne les réussites et je sais déjà tout d'elle, de sa capacité à prendre un sujet et l'étudier sous tous ses aspects, de son aptitude à créer des personnages marquants, de sa façon d'appuyer là où ça fait mal, de son talent pour fouiller l'âme humaine.
Elle ne peut plus me surprendre, non ?
Et pourtant...
Sur un thème ultra sensible, surtout aux États-Unis où il déchaîne les passions,
Joyce Carol Oates a réussi une oeuvre magistrale.
Les meurtres de médecins pratiquant des avortements sont hélas fréquents outre-Atlantique et si une partie de la population s'en indigne, une autre les approuve.
Joyce Carol Oates ne cautionne rien, ne condamne rien non plus, elle se place en observatrice attentive et impartiale.
Avec le talent qui est le sien, le lecteur se doute d'emblée qu'il ne va pas perdre une miette de la situation, qu'il va tout connaître dans les moindres détails et qu'il va pouvoir étudier toutes les facettes d'un problème qui est bien moins manichéen qu'il ne semble de prime abord.
Tel un fabuleux grand reporter la grande dame de la littérature américaine vous donne accès à tout mais c'est à vous de réfléchir et, vu la qualité de ce que vous avez sous les yeux, la réflexion est riche et passionnante.
Deux hommes : le Docteur Augustus Voorhees, gynécologue exerçant dans une clinique dans laquelle sont pratiqués des avortements, et Luther Dunphy, membre d'une église intégriste. le second va assassiner le premier.
Au-delà de ces deux hommes, deux familles dont la vie va se trouver bouleversée.
Au-delà de ces deux familles, le regard de la société américaine, et en particulier celui de la justice.
Restant admirablement neutre de bout en bout,
Joyce Carol Oates creuse chaque personnage et donne à chacun sa part d'ombre et sa part d'humanité.
Par le biais de la fiction, elle se livre à une analyse à la fois sociale, politique et sociologique de la société américaine qu'elle aime tant disséquer.
Le lecteur ne peut rester extérieur au texte, il ne peut demeurer simple témoin de ce qui se joue sous ses yeux : la romancière l'entraîne dans un tourbillon de réflexions et d'interrogations qu'elle fait naître en lui.
Quelle habileté, quel talent !
Une lecture époustouflante, qui secoue, et dont l'onde de choc subsiste bien longtemps après que l'on a tourné la dernière page.
Des questions en pagaille qui vous trottent dans la tête. En particulier celle-ci : mais qui sont donc les martyrs ?
Les médecins assassinés ? Les futurs bébés "empêchés de naître" ? Les soldats de Dieu ?
Je ressors éblouie de ce roman.
J'ai aimé me faire bousculer, j'ai aimé m'interroger sans cesse, mais au milieu de tous ces questionnements, une certitude m'apparaît plus que jamais essentielle : chacun peut avoir des croyances et des convictions, religieuses ou autres, mais doit se garder de vouloir les imposer aux autres.
Nul n'a le droit de nuire à autrui pour la simple raison qu'il ne pense pas comme lui. Chacun doit rester à sa place de simple mortel uniquement de passage sur terre car n'oublions pas que "Pour finir, il n'y a que... le silence. le monde sans nous."
Un livre prodigieux d'une écrivaine au sommet de son art.
Je ne peux qu'à nouveau poser la question : quand le jury va-t-il enfin décerner le prix Nobel de littérature à
Joyce Carol Oates ?